Quelques nouvelles questions à Alain Gout
Dalens et le nazisme


Jeux de Piste : Il y a quelques jours, sur un forum réservé aux membres de l'association Jeux de piste, une discussion a eu lieu autour du Prince Eric et de son auteur, Serge DALENS. Certains ont mis en exergue les passages du livre où la patrouille des Loups rencontre un groupe de jeunes Allemands Hitlerjugend avec lesquels ils sympathisent. Ils ont cru y déceler une admiration particulière de l'auteur envers l'Allemagne nazie.
Cette critique, qui a déjà été soulevée dans le passé, jette une ombre sur cet auteur que nous voudrions éclairer.
Toi qui a bien connu Serge DALENS, qu’en penses-tu ?

Alain GOUT : Je suis heureux que la question soit posée, car cela me donne l'occasion de répondre à cette accusation maintes fois portée, d'une supposée sympathie de Serge Dalens pour l'Allemagne nazie.

Je tiens à contester ce qui me semble être essentiellement une légende, et je le fais d'autant plus volontiers que, longtemps l'un des intimes de Dalens, je me suis à plusieurs reprises fortement opposé à lui, jusqu'à la brouille parfois... Je n'ai pas d'a priori favorable à son égard, mais ne peux laisser courir une rumeur que je sais injuste, d'autant que j'en connais l'origine.

Il a été écrit par un correspondant du forum Jeux de Piste : "La rencontre scouts-Hitlerjugend... fait une description dithyrambique du régime hitlérien".

Honnêtement, je n'ai pas gardé un souvenir bien net de cette scène. Aussi ai-je relu les deux passages en question : il s'agit de la rencontre, à Düsseldorf, des scouts français du « Bracelet de vermeil » avec des jeunes de la Hitlerjugend, puis la sortie avec les mêmes dans une auberge de jeunesse de la campagne berlinoise…

C’est en vain que j'y ai cherché une "description dithyrambique du régime hitlérien".

Mais la remarque est intéressante car elle signifie que ce n’est plus du texte que l’on parle, mais de la rumeur qui court sur lui. Car enfin, si on lit vraiment le texte, et si on veut bien se remettre dans le contexte de l’époque, je vois mal ce qu’on peut sérieusement reprocher à son auteur.

Alors qu'en est-il exactement, dans le texte :

Les scouts de la patrouille du Loup rencontrent, lors d'une halte forcée à la gare de Düsseldorf, des jeunes de la jeunesse hitlérienne. Les deux groupes sont aussi surpris l'un que l'autre, les scouts français n'ayant jamais vu de hitlerjugend ; les jeunesses hitlériennes semblant ne pas reconnaître les uniformes des scouts français. Curiosité réciproque, donc. Il font connaissance, et sympathisent comme seuls savent le faire les groupes d'ados.

Auraient-ils dû se jeter des pierres ? Il faut se souvenir qu’on est en 38, pas en 40. Certes la tension existe, mais la guerre n'est pas déclarée. La France la redoute, et est prête à tous les Munich, mais elle se sent forte aussi, derrière son ‘’imprenable’’ Ligne Maginot, avec son armée victorieuse en 18. On est bien loin d'imaginer les atrocités qui vont venir...

Jusque là, rien de choquant, pour un texte écrit en 1938. Il ne faut évidemment pas le lire avec un regard d'aujourd'hui, ce que ne se sont pas privés de faire les détracteurs de Dalens.

Ils vont donc sympathiser, voyager dans le même train, et passer un week-end dans une auberge de jeunesse.

Si on peut sentir une certaine admiration de l'auteur – ou une certaine envie ? -, c'est devant les moyens offerts à la jeunesse allemande par le régime nazi : piscines, sports à gogo, on parle même de vol à voile (pour l'époque, c’était extraordinaire), confort de l'auberge de jeunesse… Pour les nazis, rien n'était assez beau pour la jeunesse, et les auberges avaient poussé partout. Il y avait un culte de la jeunesse, que l'on faisait parader à tout bout de champ. Le film adapté du Roi des Aulnes de Michel Tournier, montre bien ce culte, et la fascination qu'exerçait cette jeunesse.

On peut comprendre que ça ait fait rêver plus d'un français visitant l'Allemagne. On ne pouvait s'empêcher de comparer avec ce qui était offert aux jeunes français à la même époque... Et que dire du fabuleux redressement de ce pays ruiné ? Les autoroutes construites en quelques années, l'industrie relevée... L'Allemagne, qui avait perdu la guerre, connu la misère noire de la crise de 29, se trouvait, sur bien des points, en avance sur nous ! Oui, on peut imaginer qu’un voyageur ait pu admirer les réalisations d’un pays qui s'était relevé seul. De là à y voir "description dithyrambique du régime hitlérien", c’est quand même aller un peu loin.

Il n’y a pas un mot, dans ce texte, qui trahisse une admiration pour le régime nazi. Dalens glisse d'ailleurs une phrase terrible, qui annonce la guerre :
"Franz de Waldenheim est fils d'officier. Son père a combattu la France. Lui aussi deviendra un homme, servira sa Patrie. Se rappellera-t-il ces nuits fraternelles, se souviendra-t-il de ses amis d'un jour ? Les individus sont si peu de chose à côté des peuples. Pourtant, ce sont eux qui forment les nations."

Ecrire ça, dans un bouquin pour les mômes, en 1938, c’est peu courant. On était plus enclin, à cette époque, à leur donner à lire des niaiseries.

Son texte ne dit rien d'autre. Pas un mot de Hitler, dont le nom n'est pas cité, mais évoqué derrière une métaphore sans équivoque : "un peuple qui a perdu son âme". Si Hitler pouvait apparaître déjà, en 38, comme un dictateur dangereux dont on pouvait craindre le pire, pouvait-on deviner, à ce moment, qu'il allait demander à son peuple de réduire l'Europe en esclavage, organiser l'holocauste, imposer à cette jeunesse éclatante les pires crimes, et, pour finir, lui demander le sacrifice suprême en l’envoyant se faire massacrer sur le front de l'Est pour permettre à la Nomenklatura nazie de s'échapper... L'ogre sanglant était encore masqué. Il organisait le culte de la jeunesse, mais c’était pour mieux l’asservir.

Voilà, me semble-t-il, ce qu'on peut dire de la première édition du Prince Eric, celle de 1938.

Après la déclaration de guerre, pendant ce qu’on a appelé la « drôle de guerre », en décembre 39 (la date est importante), Dalens a cru devoir revenir, dans une nouvelle préface, sur cette scène de la rencontre avec les Hitlerjugend. Il précise sa pensée, car il sent que cette scène pourrait jeter le trouble dans l’esprit du lecteur après la déclaration de guerre.

Pour que chacun puisse se faire son opinion, en voici le texte intégral :

"La suite du Bracelet de Vermeil n'aurait eu besoin d'aucune Préface si l'un des chapitres ne se passait en Allemagne. Ces pages, ni Joubert ni moi, n'entendons les modifier. Aucune force au monde ne peut supprimer le passé, aucun bouleversement ne peut changer ce qui a été. De jeunes Français voyageant sur les routes d'Allemagne, furent réellement reçus comme je le décris, des conversations semblables à celles rapportées, y furent réellement tenues.
Si nous avons décidé, Pierre et moi, de conserver à ceux qui sont désormais les fils de l'ennemi (c'est moi qui souligne), l'allure fraternelle qu'ils avaient alors, c'est pour que vous ne confondiez pas les enfants avec leurs pères. Pas plus que vous n'êtes responsables de cette seconde guerre, ils ne le sont eux-mêmes. Et vous, dont la mission sera de créer un monde moins faible, apprenez dès maintenant à vous défier des condamnations sans appel, englobant dans la même colère ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent. S'il vous faut aider, panser, secourir, ne haïssez pas ces garçons au devoir aujourd'hui si pareil au vôtre. Ne tournez pas en dérision un peuple qui a perdu son âme. Il n'y a pas de race élues - pas de races marquées pour le mal ou le bien. Il y a des hommes qui possèdent Dieu, et d'autres qui ont le malheur de l'avoir perdu. Si nous avons remis notre vie entre les mains du "Père des Lumières", si nous sommes prêts à revenir aveugles, mutilés, infirmes, c'est pour vous permettre de maintenir la Paix que nous établirons, pour vous permettre d'agir mieux que nos pères et nous-mêmes ne le fîmes.
Nous relèverons les ruines de Varsovie. La Pologne crucifiée renaîtra de ses cendres. L'Allemand rendra champ pour champ, mur pour mur. Mais il ne rendra pas les morts. A l'instar de Rachel "pleurant ses enfants et ne voulant pas être consolée parce qu'ils ne sont plus", les bords de la Vistule célébreront chaque soir le nouvel Office des Saints Innocents. Une nuit, le pardon glissera sur le fleuve. Le pardon, non l'oubli. Les enfants de nos enfants se réjouiront. Nous ne vivrons sans doute pas ce temps-là. Mais nous aurons préparé les voies du Seigneur... (1).
De l'autre côté du Rhin, "...ce ne sera pas l'oeuvre d'une seule génération, mais de plusieurs, de remonter le cours et les leçons de ce passé déjà long, de renoncer dans le règlement des différents publics, à l'exploitation scientifique et méthodique des aptitudes d'une race de proie, à l'emploi de la force..." (Foch, pages inédites, 1927).
Ce ne sera pas l'oeuvre d'une génération, mais de plusieurs... (1) Ne désespérons pas. Ne désespérons jamais. Nous étions le sel de la terre. Et le sel s'est affadi. Quand il retrouvera sa saveur, Dieu ne refusera plus la Paix promise aux hommes de bonne volonté. Il faut travailler, lutter, prier, souffrir. Croire à l'honneur, fuir le mensonge et les lâchetés. Rendre coup pour coup, abattre et désarmer l'ennemi. Après, reconstruire. Sous les balances rénovées de l'équité, sous le signe rédempteur de la charité.
Des maîtres sans grandeur - ceux-là mêmes qui nous menèrent où nous sommes - vous diront peut-être que nous ne comprenons rien à rien, que la sagesse des nations est inaccessible aux enfants. Répondez-leur que nous avons bien le droit de dire ce que nous avons sur le coeur, bien le droit surtout de ne pas haïr des garçons de quinze ans, nous qui avons tout sacrifié à la vérité, qui craignons chaque jour pour les plus chers de nos frères, et dormirons s'il le faut, du sommeil de nos aînés ».
En Lorraine,
dans l'attente de Noël,
le deuxième dimanche de l'Avent.
S.D."

Cette préface est sans équivoque : l'Allemagne est bien présentée comme "l'ennemi", qui n'est pas une "race élue" mais un "peuple qui a perdu son âme", qu'il va falloir "abattre et désarmer" pour lui faire rendre "champ pour champ, mur pour mur", et relever "les ruines de Varsovie". Quant aux jeunesses hitlériennes, il ne haït pas ces ‘’garçons de quinze ans’’ car il ne confond pas ‘’les enfants avec leurs pères’’, ‘’ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent’’. Quand il écrit ces lignes, Dalens est mobilisé en Lorraine. Il sait qu'il peut ne pas revenir, et il délivre ce qui pourrait être son dernier ‘’message à la jeunesse’’.
Tout y est dit, sans équivoque, et c’est en vain qu’on y chercherait la moindre "sympathie" pour le nazisme, ou une "description dithyrambique du régime hitlérien". A moins de lire avec des verres déformants, ou d’être d’une parfaite mauvaise foi. Pourtant, certains l’ont fait, dans le passé, utilisant des méthodes utilisées en d’autres lieux et aujourd’hui condamnées. La rumeur a fait le reste

Propos recueillis par Michel Bonvalet
Juin 2004