L'ATTAQUE DE LA MAISON

Récit sous forme de nouvelle

Michel Bonvalet

«  Hé! de Gaulle ! Fais gaffe…y a des boches ! »
La traction verte a freiné brusquement. La porte arrière s’est ouverte, violemment poussée de l’intérieur. L’officier à casquette plate, vareuse déboutonnée porte la main à l’étui à pistolet de cuir noir fixé à son ceinturon.
Les gosses se sont tous éparpillés comme une volée de moineaux. Seul est demeuré le plus grand, un blondinet efflanqué d’une huitaine d’années, plaqué contre la porte cochère de la maison de village devant laquelle ils jouaient. Il est comme pétrifié. Il n’a eu ni le temps ni le réflexe de s’enfuir dans les ruelles avoisinantes. L’homme le fixe méchamment, puis de sa main aux deux doigts serrés l’un contre l’autre, il fait  le geste de viser et de tirer avant de remonter dans son véhicule qui repart en trombe.
Le gosse, en nage, n’a même pas conscience des larmes qui roulent sur ses joues. La terreur le fait trembler comme une feuille.
La peur fait vite place à la colère.
« Ils me le paieront ! » jure-t-il entre ses dents serrées avant de courir, soudain délivré, vers le havre familial.

C’est la seconde fois que pareille aventure lui arrive, mais cette fois c’est du sérieux. Les alliés sont à une dizaine de kilomètres de Nemours et l’occupant prend la fuite nerveusement, non sans faire sauter quelques ponts pour protéger sa retraite.
Cette panique là, de Gaulle, puisque c’est ainsi que l’ont surnommé les galopins du village de Chaintreauville (près de Nemours) à cause de sa taille un peu supérieure aux autres, il l’a connu à Noisy-le-sec, dans la banlieue parisienne d’où il arrive, chassé après le bombardement de la ville.
Le scénario était presque le même : Chaque jour la cantine de la petite garnison allemande cantonnée au fort de Romainville, passait devant la maison familiale. Une vieille carriole tirée par deux haridelles à allure de promenade. Le cocher était accompagné par un vieux militaire somnolant sur la banquette, son fusil entre les jambes.
Maurice dit Toto et Michel dit Mimi (qui n’avait aucune ressemblance avec le général de Gaulle) s’amusaient dans la rue devant chez eux, leurs maisons étant voisines. Chaque jour, ils courraient devant les chevaux, gesticulant et invectivant avec des grimaces les passagers de la guimbarde.
Un jour, sans doute excédé par ce petit jeu pas tout à fait innocent mais quasi quotidien, le cocher avait stoppé ses chevaux à quelques mètres et le vieux soldat, toujours le même, était descendu fusil au poing, pour effrayer les garnements.
Ceux-ci terrorisés avaient pris leurs jambes à leur cou et s’étaient réfugiés chez leurs parents respectifs tandis que la carriole reprenait son chemin, brinqueballant sur les pavés de la rue.
Mimi avait raconté toute l’histoire à son père qui l’avait sévèrement réprimandé, moins pour sa conduite que pour être rentré directement au domicile familial, risquant ainsi de nuire à l’ensemble de la communauté et à son chef tout particulièrement.
L’affaire s’était arrêtée là et les gamins n’avaient plus jamais excité les militaires en vert de gris qui passaient chaque jour au rythme des vieux chevaux.

Plus tard il y avait  eu le bombardement, tragique avec ses quelques cinq cents morts et la ville partiellement détruite. Les quartiers sinistrés avaient du être  évacués de leurs habitants en raisons des bombes à retardement qui explosaient encore quelques semaines plus tard, allongeant la liste des victimes au sein des courageux sauveteurs qui déblayaient les décombres.
En dépit des maisons rasées, la famille avec ses six enfants étaient demeurée au complet et indemne. Le père avait accepté l’hospitalité d’un de ses amis qui lui avait prêté une villa, qu’il n’occupait pas, dans la région de Fontainebleau, en attendant l’autorisation de regagner leur domicile. Une situation qui devait durer plus de neuf mois.

C’est ainsi que le petit citadin était devenu campagnard et que Mimi était devenu de Gaulle, chef de la bande des petits du village, tandis que son frère, de 5 ans son aîné, dirigeait la bande des grands, des galopins qui menaient la vie dure aux gosses de Chaintreauville en cette période précédant la libération de la France.

Après l’incident de l’officier allemand, les jours avaient passés et les gosses ne s'étaient revus qu’occasionnellement.

Il y avait eu l’arrivée des Américains, suivi par les Annamites du général Billotte qui campaient dans une propriété du village. Les familles avaient été très occupées par ces évènements. Accueil des Alliés avec déploiements des drapeaux Français cachés pendant cinq années. Découverte par les plus jeunes d’aliments inconnus comme le chocolat, le café soluble, les cigarettes au goût de miel par paquets de trois ou cinq, le chewing-gum et les conserves qu’ils ramassaient à plein cabas lors du passage des convois en route vers la capitale.

Le père était retenu à Paris où il avait repris son travail, la sœur aînée aussi.
La maman avait du organiser le travail des enfants, les deux grands, 17 et 18 ans, écumant les camps militaires et rapportant toutes sortes de marchandises plus ou moins périssables grâce à l’anglais de l’un et la débrouillardise de l’autre, la   sœur cadette de 16 ans, aidée des deux garçons de 13 et 8 ans assurant l'entretien de la maison.

On remuait beaucoup dans ce petit village d’où la famille était étrangère puisque venue de la région parisienne. On leur enviait cette jolie villa dont ils avaient l’usage et les mauvaises langues s’en donnaient à cœur joie. Heureusement Ils n’avaient rien à se reprocher car en ce moment de liesse populaire et de fraternité, il y avait des règlements de comptes justifiés ou non.
Quelques femmes soupçonnées de rapports avec l'ennemi avaient été tondues sur la place de l’église du bourg et contraintes de défiler en sous vêtements devant une foule en furie qui les insultaient.
Triste spectacle de la comédie humaine qui marquera profondément de Gaulle redevenu Mimi pour la circonstance, et qu’il ne pourra jamais oublier.

Puis quelques jours plus tard ce fut la bonne nouvelle, Paris était libéré et de Gaulle, le vrai, déambulait sur les Champs élysées.
L’ennemi en déroute, la fin de la guerre semblant toute proche, ce fut la fête au village et les gosses sortirent enfin de leurs tanières familiales pour rejoindre leurs bandes respectives.

La bande des « petits » se retrouva sur le pré aux vaches,  dominant le village.
 
Dès qu’ils furent réunis, de Gaulle déclara solennellement qu'il était l’heure de régler leurs comptes à ceux qui avaient trahi la bande et tout particulièrement à celui qui était responsable de l’incident dramatique qui avait failli coûter la vie au chef ( !).
Un gamin déluré désigna Albert Ledu, un « grand » de 12 ans, comme responsable de l’arrêt de la voiture allemande. C’est lui qui, volontairement, avait interpellé Mimi après avoir jeté une poignée de gravillons sur le véhicule qui passait. Il s’était ensuite jeté dans le fossé pour se dissimuler.
Sans doute inspirés  par l’esprit revanchard qui régnait dans les chaumières, les enfants décidèrent de se venger du risque que le grand avait fait courir à leur guide.
Il fut donc convenu qu’une expédition punitive serait lancée contre le « traître » et qu’on lui ferait payer très cher sa « collaboration » avec l’ennemi.

Il est bon de préciser, qu’aussitôt les Allemands partis, chaque famille s’était trouvée un maquisard ou assimilé, comme cousin, frère ou parent et que chacun rêvait d’en découdre avec celui ou celle qui avait eu des contacts avec l’occupant, quels que soient ces contacts. Or, Albert avait, en quelque sorte, livré de Gaulle à la haine de l’officier Allemand.

Il faut noter au passage que, si durant les derniers moments de la guerre, le bourg avait eu à demeure un petit détachement d’uniformes vert-de-gris, très tranquille, le village n’avait, lui, connu l’occupant que de loin, ce qui déséquilibrait sérieusement les rencontres de comptoir entre citadins et villageois voisins.

On décida donc de se retrouver le samedi suivant, après l’école qui avait repris ses cours spécialement pour les plus grands du certif.

A la maison, une surprise attendait Mimi. Son père, de retour de Paris avait trouvé un appartement dans le quartier de l’Odéon et souhaitait le montrer à son épouse, le logement sinistré n’étant pas encore habitable avant plusieurs mois.
Les parents s’absentant pour quelques jours, les deux plus jeunes furent confiés à la garde de leurs aînés.
Les recommandations essentielles furent faites, les menus préparés à l’avance ; les deux jeunes s’engagèrent à obéir aux deux grands, Romain et Raymond, et à aider Colette dans les taches ménagères.
Puis le couple prit à vélo la direction de la gare de Fontainebleau pour rejoindre la capitale libérée.

Mimi était le petit dernier de la famille, choyé par les filles et protégé par les grands frères. Seul Jacques avait mal accepté l’arrivée inattendu de ce morveux qui, en grandissant, passait son temps à lui jouer de mauvais tours ou à contester son autorité d’adolescent. Les deux frères s’entendaient comme chien et chat et passait leur temps à se disputer ou à se battre. Or, Jacques étant le chef de la bande des « grands », Mimi se garda donc bien d’évoquer devant lui le projet de vengeance des « petits » !

Le samedi à 14 heures, après déjeuner, le père Ledu entamait dans son fauteuil  une sieste bienfaitrice, digérant paisiblement le pot au feu mitonné par son épouse quand, soudain, le calme de la campagne fut rompu par des cris venant de la rue :

-    Salaud !
-    Vendu !
-    Collabo !
-    Vendu aux boches !
-    Traître !

Il ouvrit un œil ensommeillé arrondi de surprise et regarda par la fenêtre qu’il n’eut  que le temps de refermer alors qu’une tomate bien mure et juteuse à souhait s’écrasait sur la vitre avec un « splashhhh » dégoulinant.
Ce fut soudain une véritable mitraille de fruits murs ou pourris qui s’abattit sur la petite maisonnette.
Des gosses, plus d’une vingtaine,  apparaissaient et disparaissaient derrière le muret cernant le jardinet en expédiant des projectiles vengeurs.
Tomates, pommes de terre, pommes et poires trop mures sifflaient en rafales avant de s’écraser mollement contre murs et fenêtres dessinant des auréoles grotesques sur la façade blanche.
Le bombardement dura quelques minutes puis cessa d’un coup comme il avait démarré.
En effet, les assaillants venaient d’apercevoir, tournant le coin de la rue le fils Ledu en compagnie de son chef de bande, frère de de Gaulle.
Il y eut un véritable tollé quand les deux garçons, découvrant la scène épique, tournèrent vivement les talons et s’enfuirent en courant en direction du village.
La horde des petits, privée d’une partie des munitions consciencieusement récoltées les jours précédents dans les potagers familiaux, suivit en vociférant des injures, abandonnant leur cible aux propriétaires navrés, sortis pour constater les dégâts.
La rapidité des évènements ne leur avait pas permis de reconnaître leurs agresseurs dispersés comme un vol d’étourneaux.
La course mena poursuivis et poursuivants près de la villa occupée par la famille des "parisiens" comme on les appelait dans le village.
Jacques s’engouffra entre les battants du portail entr’ouvert qu’il referma vivement après avoir tiré Albert à l’intérieur de l’enceinte.
Un cri de rage impuissante s’éleva dans les rangs des « petits » auxquels s’étaient joints quelques « grands » attirés par le bruit de la cavalcade.

On allait donc en découdre avec les parisiens. On ne savait plus très bien pourquoi, mais les gosses du village, excités par la première attaque, étaient décidés à donner l’assaut à la villa.
Mimi était embarrassé. Pris par le jeu et désireux de faire payer à Albert la panique qu’il avait ressenti, il était prêt à déclencher l’hallali contre la maison de ses parents,  mais hésitait un peu avant de commettre ce crime de lèse famille qui risquait de lui coûter cher au retour du père.
Il n’eut, toutefois, pas trop le temps de réfléchir  que la meute des enfants, ayant récupéré de nouvelles munitions et passant outre à son autorité, déchargeait en rafales les fruits et légumes trop murs sur la maison au crépi clair.

La réaction des deux aînés ne fit pas attendre.
Se protégeant l’un l’autre à l’aide de cagettes vides, Romain et Raymond firent une sortie imprévue,  sorte de raid, créant un mouvement de recul en arc de cercle au sein des assaillants.
Les deux grands profitèrent de l’effet de surprise pour se saisir chacun d’un gamin qui n’avait pas été assez vif pour reculer et les emmenèrent sous le bras, à leur corps défendant, à l’intérieur de la villa transformée en fort Chabrol.

L’assaut fut donné une fois la surprise passée. Des grappes de gosses tentèrent, en s’accrochant aux grilles et au portail de pénétrer dans l’enceinte vaillamment défendue par les quatre défenseurs.
Entre les coups de baguettes souples sur les doigts crocheteurs, les mottes de terre arrachées au jardin qui s’avéraient d’efficaces projectiles et les piqûres brûlantes des minuscules bouts de patates projetés par le fusil à air comprimé de Jacques, les « petits » reculèrent non sans laisser encore deux ou trois prisonniers sur place.
Les joues, les mains et les cuisses en feu, les gamins décidèrent de se ravitailler en munitions avant de tenter un nouvel assaut.

De Gaulle faisait partie des enfants capturés.  Sans un mot de reproche, ses frères l’enfermèrent dans la prison aménagée dans les W.C. du rez-de-chaussée où deux membres de sa bande patientaient en attendant la délivrance !
Considéré comme un prisonnier ordinaire, le gamin, vexé, décida de s’évader.
Aidé par les deux autres qui lui faisaient la courte échelle, il parvint à se glisser entre les barreaux de la lucarne des toilettes.
Il pût reprendre rapidement la tête de ses troupes, après s’être dissimulé dans les thuyas qui bordaient le jardinet, échappant ainsi à la vue de ses geôliers.

Malheureusement les deux assauts suivants furent repoussés violemment par des grands qui avaient rejoint les assiégés. Les vagues d’enfants déchaînés furent refoulées par des garçons plus forts et déterminés à ne pas se laisser déborder.
Il ne restait que la solution de faire le blocus de la villa dans l’espoir d’affamer les parisiens et leurs sbires, mais de Gaulle, connaissant les réserves de la maison, savait qu’à ce jeu, les petits du village ne seraient pas les plus forts.

On en était là, quand un prisonnier, qui agitait un mouchoir blanc fixé sur un balai, apparut au portail.
Il apportait un message de Romain, l’aîné des garçons, qui proposait une trêve et un conseil des braves dans le respect des combattants. Il invitait les enfants à pénétrer librement dans le fort.
Les petits n’avaient plus fière allure avec leurs tabliers déchirés ou tachés, leurs culottes retroussées sur des jambes maculées de boue, de jus de fruits voire de sang. On comptait même quelques yeux pochés aux couleurs indéfinissables et de nombreuses égratignures faites au contact du muret de pierres meulières.
Le chef après consultation de ses troupes décida de faire confiance.


C’est ainsi qu’une trentaine de gosses de 7 à 14 ans se retrouvèrent dans la cour, devant le garage, assis en tailleur, en cercle autour des aînés qui proposaient la paix des braves contre une signature de traité.

-    D’abord Albert Ledu ferait amende honorable en s’excusant d’avoir provoqué de Gaulle volontairement.
-    Les plus grands s’engageraient à contacter tous les parents pour expliquer les plaies et les dégâts causés aux vêtements en justifiant qu’ils avaient voulu organiser un grand jeu avec tous les enfants du village. L’enthousiasme et l’énergie ayant fait le reste et entraîné les cris et débordements qui n’étaient pas passés inaperçus.
-    L’équipe des « grands » sous la houlette de Jacques, se mettrait à disposition de la famille Ledu pour nettoyer et réparer les bris éventuels.
-    L’équipe des « petits » avec la famille des parisiens assurerait la même remise en état dans la villa dont l’intérieur avait été un peu chamboulé par les va et vient des combattants.
-    Le traité de paix serait signé par les deux chefs de bande, en contre partie duquel Romain et Raymond s’engageraient à organiser les jeux et les activités sportives entre tous les gosses du village.

S’il y avait bien eu quelques protestations à l’idée de nettoyer les murs, cette dernière proposition fut accueillie par un concert d’applaudissements. D’autant que Colette, la sœur cadette, apportait à cet instant, des verres et une pleine marmite de chocolat pour redonner du tonus aux guerriers.
Mimi, de son côté, fit promettre à ses frères de ne rien dire aux parents qui ne puisse entraîner une punition.
Ce qui fut dit, fut fait.

Et durant quelques mois, la paix régna sur le village, les parents satisfaits de voir leurs rejetons occupés le jeudi à d’autres activités qu’à traîner dans les ruelles ou pêcher le long du Loing ou du canal.

Quant à de Gaulle, il reprit son diminutif de Mimi jusqu’à son retour en région parisienne.

Longtemps, très longtemps il garda le souvenir de cette journée historique, digne de la bande des Ayacks et des dessins de Joubert qu’il devait découvrir plus tard


©2004 Michel Bonvalet
 






 

1950 Illustration d'époque de Mimi