Les
meilleurs elixirs sont-ils ceux qui reposent dans les vieux flacons?
Réponse affirmative, et pour preuve ce roman à la cinquantaine bien
tassée, "Bendogueï perle noire" de Paul Azy.
L'habitude a pourtant été prise de traiter avec une ironique
condescendance ces préretraités de la littérature de jeunesse: charme
désuet, petite musique nostalgique, sensibilité d'un autre âge. Autant
d'impressions douceureuses pour pointer la disharmonie entre les
oeuvres contemporaines et celles-ci. Un peu comme si tous les héros
étaient campés comme des modèles archétypaux sans lien véritable
avec la réalité. Tels qu'ils devraient être et non pas tels qu'ils sont.
Mais
le retour de balancier est bien là qui fait prévaloir des valeurs
stables et intemporelles sur toute morale préfabriquée et
circonstancielle secrétée par l'air du temps, la moraline comme aurait
dit un philosophe. D'où le regain d'intérêt que l'on peut trouver à un
roman comme celui-ci: une armature d'idéaux simples mais solides qui
serviront de cerclage à une destinée. Ce qui n'empêche
d'ailleurs que des thèmes très contemporains irriguent le
récit: la question de l'autre, celle de la construction d'une identité,
celle de la marginalité et de l'intégration. L'avantage est que Paul Azy
n'élabore pas son maillage thématique au fer à souder mais avec un art
consommé du point de croix et la confiante solidité de l'esthète.
Qui est Bendogueï? Un enfant noir qui devra subir les épreuves du cheminement vers la maturité comme dans le roman au titre éponyme de Caraman Laye.
Sauf qu'il vit en France vers le milieu du siècle dernier. Sans
filiation connue, sa couleur de peau est son unique viatique, son seul
repère identitaire au point de ne jamais s'offusquer lorsqu'il est
affublé du sobriquet de "cirage" par les autres pensionnaires de
l'institution qui l'accueille, le centre Bernon, à mi-chemin entre la
colonie pénitentiaire, l'orphelinat et le pensionnat. Y être admis est
déjà un marqueur de marginalité et lorsque le meilleur ami de Ben doit
partir, l'établissement devient pour lui un catalyseur de solitude et
ajoute un verrou supplémentaire à l'univers carcéral dans lequel il
vit. Renouer avec l'ami disparu devient alors pour l'adolescent
délaissé une question de survie. Mais le contact s'effectuera par
l'intermédiaire de jeunes garçons plutôt mal intentionnés. L'appel de
la liberté tourne au cauchemar quand les deux amis, une fois réunis,
seront les victimes d'une manipulation qui leur fera commettre un
cambriolage au cours duquel l'un d'eux sera blessé. Mais les policiers
qui mènent l'enquête vont éprouver, bien avant l'ouverture d'un
éventuel procès, le sens de la justice humaine, dégrossie de son
poids de formalisme et d'autorité aveugle, car le maître d'oeuvre de ce
forfait, dont un officier de police a été la victime, n'est autre que
son propre fils.
Pour
le délinquant en herbe, le retour au centre est la seule perspective
qui lui reste. Mais il y aura un avant et un après, une césure dans
l'échelle du temps qui marquera une étape dans son parcours. L'aventure
qu'auront connu tous ces adolescents brouillera à jamais la conception
qu'ils se faisaient des frontières entre liberté et enfermement. Subir
la contrainte d'un lieu ne sera plus forcément synonyme
d'emprisonnement, et de la même manière, l'émancipation ne passera pas
nécessairement par l'affranchissement d'un ancrage géographique.
L'intrigue
est, ainsi, constamment sous-tendue par cette seule question: où se
situe le coeur de l'aliénation? Le véritable enfermement est-il bien
celui qui s'éprouve de la manière la plus prégnante? Est-ce dedans ou
dehors? A moins que la réponse ne désigne, en dernière instance, un
ailleurs immatériel. On ne voit bien qu'avec le coeur, l'essentiel est
invisible pour les yeux disait déjà Saint Exupéry dans "Le petit prince".
Il apparaîtra finalement au jeune héros que les murs ne sont pas les
seules barrières entre les hommes et que ceux qui cloisonnent les
esprits ne sont pas les moins infranchissables. Pourtant, là où
s'arrêtent les murs d'enceinte du centre Bernon commence la vie, le
monde, et dans une perception fantasmée, la liberté. La ville, c'est un
peu l'amérique mythifiée des disparus de Saint Agil. Comme eux, Bendogueï
n'a réussi qu'à se forger une identité de fortune à partir de quelques
jalons d'une histoire personnelle chaotique. Au delà des portes de
l'établissement, il y a les rêves, et comme celui des pensionnaires de
Saint Agil s'échouait dans un atelier de fausse monnaie, ceux de Bendogueï s'enliseront dans un cambriolage calamiteux.
Mais,
dans le roman, il n'y a pas que les adolescents qui soient
confrontés à l'évanescence des repères sociaux. Les adultes aussi sont
logés à la même enseigne et portent, chacun, leur fardeau de
névrose existentielle. Au point quelquefois de devenir les agents d'une
maïeutique compassionnelle qui abolit les limites entre responable
et victime, entre culpabilité et innocence, en laissant affleurer la
quintescence d'une humanité blessée mais encore riche de promesses. Le
fils du policier, gardien de l'ordre par atavisme, se retrouve complice
d'un délit, action qui sera aussi le levier d'accès à un salut
rédempteur.
De fait,
les catégories sociales auxquelles appartiennent les
personnages, se lancent mutuellement des passerelles, inspirées
qu'elles sont de ce goût des autres qui favorisera leur rencontre.
Bendogueï
c'est d'abord l'hisoire de deux gamins déshérités, déjà sur la voie de
garage d'une marginalité programmée, qui vont entremêler leurs destins
à ceux de personnes qui n'étaient en rien prédestinnées à cet écart de
trajectoire. Ce qui paraissait, au départ, une série de coïncidences,
se présente, dans cette optique, comme les joints de soudure
d'une intrigue toute entière habitée par la fatalité d'une rencontre
entre des êtres différents.
La confrontation qui s'ensuit n'est donc pas celle qui oppose le bien et le mal. Paul Azy
évite le piège d'un manichéïsme réducteur en faisant du mal
l'instrument d'une orientation vers la voie d'une apaisante rédemption.
Lorsqu'il arrive à des protagonistes d'en venir aux mains, c'est pour
finalement mieux consolider les liens d'amitiés qui s'esquissent en
filigrane de leur rencontre. On retrouvera plus tard le même thème
magnifié dans "Les gants de cuir".
L'auteur
excelle aussi dans une mise en scène subtile des contrastes. C'est par
ce biais qu'est mis en évidence le dépassement par chacun de sa
propre condition. D'où mon désaccord avec le commentaire figurant sur
la jacquette de couverture (au demeurant magnifiquement illustrée par Michel Gourlier) et qui présente le mutisme de Bendogueï
comme un obstacle légitime à l'adhésion du lecteur au personnage. Tout
au contraire, son cheminement au cours de l'action parle pour lui. Ce
n'est pas un être statique et l'expérience subie fécondera sa propre
évolution comme lui même fécondera aussi celle des autres.
Dans son roman, Paul Azy
ne fait pas oublier qu'il est un homme d'Eglise. Il parsème ainsi son
récit de touches évangéliques qui sont autant de points d'appui pour
orienter les perspectives. La maladie est ainsi un thème transversal
aux différents livres qu'il a publié au SDP. Ici, l'affection
pathologique frappe le fils du chef de la police (ce sera aussi le cas
de Karim dans les "gants de cuir" et d'un autre personnage de "JJR à l'affiche").
La souffrance engendrée par la maladie a constamment partie liée avec
une ascèse morale et spirituelle de celui qui l'endure. L'épreuve
physique est ainsi le gage d'un processus d'élévation, la semence d'une
transfiguration. Le roman est imprégné de cette quête qui fait se
rapprocher les êtres à la simple évocation d'une parole sacrée (celle
dont Ben est économe) qui se cache derrière tout échange verbal
et qui, dès son prononcé, manifeste son pouvoir de guérison. Un peu
comme le tribun romain dans l'épisode évangélique.
La scène qui termine le livre est également illuminée par ces connotations proprement religieuses. Il s'agit d'un match de foot. Bendogueï s'y révèle particulièrement habile et devient ainsi un joueur prometteur qui lui vaudra un nouveau surnom, celui de "perle noire"
qui donne son titre à l'ouvrage. Telle que décrit par l'auteur, le jeu
est moins une activité ludique que l'occasion d'un échange, d'une
communion au sens propre comme au sens lithurgique du terme. Il fallait
le souffle et l'inspiration, à la fois épique et spirituelle de Paul Azy
pour faire ressentir au lecteur ce qu'une simple partie de ballon peut
receler de sens cachés, sans pour autant alourdir la narration d'un
poids de gravité qui la rendrait opaque.
Voilà
un trés beau livre. Il n'a peut être pas la touche de modernisme qui
suscite spontanément l'intérêt des jeunes lecteurs. Qu'importe! Il
constitue au moins la preuve que la collection sert encore d'écrin à de
petits bijoux comme cette perle noire appelée Bendogueï.