|
fiche lecture
Bernard au pays des loups
Gilles
Phabrey
Philippe MAUREL
La belle province de nos cousins d'Amérique
a sa place dans le Signe de Piste.
Qu'on se souvienne de "Fort Carillon", du "Retour du constable"
ou de "Drame à Valcartier", et peut être d'autres
titres encore qui rapellent que la conquêtes des grands espaces d'outre
Atlantique fait aussi partie de notre histoire nationale. Mais "Bernard
au pays des loups" aborde un aspect de cette réalité historique
qui semble être un peu le parent pauvre de la veine romanesque qu'a
inspirée l'aventure vers le Nouveau Monde.
Il est de fait que l'émigration vers l'Amérique n'est guère
un thème littéraire porteur car seuls les scandinaves semblent
l'avoir abordé dans des romans majeurs, comme "la faim" de Knut
Hamsun (ou la saga des "émigrés" dont le nom de l'auteur
m'échappe). Le cinéma a été plus prolixe avec
"L'émigrant" de Chaplin, ou "América, América"
de Kazan, voire "Les portes du paradis" de Cimino.
C'est donc avec le double intérêt de la découverte et
de l'attirance des contrées lointaines que ce roman peut être
lu.
Le livre évoque ainsi le tropisme
du grand départ, du lacher des amarres, du grand saut. Il ne s'agit
donc pas d'un simple voyage qui ramène immanquablement au point de
départ, mais de ce nomadisme chevillé au corps des aventuriers
qui fait de l'exploration d'un nouvel espace autre chose qu'une simple délocalisation.
Qu'est-ce que l'aventure si ce n'est, au gré des nouveautés
paysagères et des situations périlleuses, une manière
de s'épanouir, de réaliser une aspiration intime qui prend ses
racines dans le tréfonds de soi-même.
Le roman nous
raconte l'histoire de cet itinéraire en forme de boucle qui, sous couvert
de recherches de "ciels ignorés" et "d'étoiles nouvelles", n'emprunte
qu'un seul chemin: celui qui part de soi pour y revenir, une fois le périple
accompli.
Bernard est
un adolescent tout ce qu'il y a de plus normal. Bon élève dans
un lycée du Sud-Ouest, son destin semble tout tracé pour qu'un
jour il coiffe le bicorne de polytechnicien. Tout tracé? Voire. Car
il est issu d'une famille modeste toujours à cours d'argent. Qu'à
cela ne tienne! Il suffit de saisir la richesse là où elle est,
c'est à dire là bas, loin au delà de l'océan.
Et voilà notre jeune héros embarqué pour une campagne
de chasse dans le grand nord canadien où tous ses repères sont
censés s'inverser. Il troque la tenue civile pour celle de trappeur,
sa table de logarythme contre une vieille carabine et convertit sa cérébralité
de fort en thème en instinct de veneur.
Mais la radicalité du changement n'est qu'apparente car parmi l'écheveau
des fils d'une destinée qui hésite à se démêler,
il finira par ressentir l'attache de celui qui tracera le fil d'ariane de
sa vie future. Qu'importe le contexte géographique, car ce qui compte
c'est la fidélité à des valeurs d'abnégation,
de don de soi qui font un pied de nez aux ambitions de carrière.
Avec huit ans d'avance sur les évènements de mai 68, c'est
un peu de leur message, surdosé de références évangéliques
plus ou moins explicites, que véhicule le récit. Il y a, en
effet, du Rimbaud chez ce Bernard. Pas le voyageur esclavagiste et traffiquant
d'armes d'Abyssinie, mais l'homme aux semelles de vent qui ne reposent que
sur le sol de ses songes et dans l'apesanteur que confère ce sentiment
de liberté qu'il met au coeur de ses promesses et de ses émotions.
Ainsi, l'ordre du monde ne se laisse pas appréhender par les facilités
d'un cursus scolaire mais par la face nord de l'existence: celle où
soufflent les vents tempétueux et qui ne rendent que plus rassurants
la sensation de prise sur la paroi.
Une grande
partie du livre est consacrée à la narration trés détaillée
de la campagne de chasse. Pour ceux qui ont encore à l'esprit des romans
de James Olliver Curwood, Jack London et, plus proches de nous, Nicolas Vannier,
on est en territoire littéraire connu.
Mais si le
genre a été balisé par de grands précurseurs,
il heurte tout de même les paradigmes de la sensibilité contemporaine.
La chasse a, d'une manière générale, mauvaise réputation
aujourd'hui. L'heure est à l'empathie avec l'espèce animale,
quand bien même on n'a jamais mangé autant d'alimentation carnée
qu'à l'heure actuelle. Dans le roman, c'est bien évidemment
le parti pris inverse qui prévaut. La nature n'a rien d'hostile mais
elle reste le champ d'expérimentation qui ramène l'homme à
sa vocation première: celle d'araisonner la nature et de surmonter
ce qui se présente pour lui comme un ferment de destruction. Bref,
l'affrontement avec la bête est plus qu'une règle de vie: c'est
l'instance suprême de réalisation d'une destinée. La sensiblerie
est d'autant moins de mise que la violence de ce combat n'exclut pas un lien
de connivence avec l'adversaire.
La fibre écolo
est là, intacte, mais épurée d'un catéchisme un
peu sommaire trop prompt à instaurer un lien de fraternité là
où l'évolution a creusé un gouffre. D'où des
scènes épiques de combat avec l'ours qui donnent au jeune héros
les apprêts d'un gladiateur. Ici par de recours à l'ésotérisme
(du style: que la force soit avec toi!). Cette force vient de l'intérieur
et n'existe pas avant de naître à la conscience de celui qu'elle
anime. Force d'emprise mais force de régulation aussi: c'est dans
la mesure et la contention qu'elle trouve son équilibre et ce pouvoir
de limitation et de modération en toute chose ne sera pas la moindre
des récompenses que recevra le jeune Bernard.
Mais cette
humanité ne se laisse pas dissoudre dans cet affrontement titanesque
avec la faune sauvage. En retournant vers lui-même Bernard amorce aussi
un retour vers les hommes. Le pays des loups est aussi celui où rien
ne se sacrifie à l'instinct grégaire, à cette sociabilité
originaire que le jeune héros éprouvera désormais comme
essentielle. Et peut être que son périple n'aura été,
en dernière instance, que le détour qu'aura pris un destin
facétieux pour le ramener parmi les siens. C'est dans cette optique
que prend tout son sens l'épisode final de la catastrophe aérienne.
La force du courage d'une poignée d'adolescents pour sauver les naufragés
échoués en plein océan de neige ne réside pas
tant dans leur abnégation et l'esprit de solidarité que dans
le ressourcement qu'il occasionne. On ne peut s'empêcher de penser
alors à Mowgli, l'enfant de la jungle, de retour parmi les hommes.
Le thème, sans être usé, est connu: il a constitué
l'épine dorsale de tant de SDP.
D'aucuns pourraient
trouver au récit quelques longueurs descriptives. Mais, tout compte
fait, elles ne sont que la résonnance stylistique de ce parcours contemplatif
qui sans cesse dédouble ce grand raid de chasseurs d'un arrière
fond mystique. La souffrance devient une ascèse et les contraintes
climatiques un adjuvant au service de ce voyage initiatique où les
êtres se transforment au contact d'une nature immuable.
Ce "Bernard
au pays des loups" a bientôt 50 ans. Un beau livre qui s'empare
du lecteur comme un vent de neige sur une étendue gelée et le
laisse désemparé lorsqu'il poursuit sa route avec quelques picotements
cutanés qui valent bien des claques d'amitié. La rudesse, on
l'aura compris, n'est que dans l'apparence. Et pour peu qu'on se détache
de nos sensibilités exacerbées par l'image, trés médiatique,
d'une nature sage, paisible avec laquelle il faut cohabiter plus que lutter,
on peut trouver à la lecture de ce roman un plaisir auquel la littérature
contemporaine nous a fait perdre un peu le goût.
Du même auteur:
La Pierre de soleil 1961
Bernard au pays des loups
Gilles Phabrey
Illustrations deMichel Gourlier
Editions Alsatia 1964
collection
Signe de Piste n° 141
©2009 Philippe Maurel |
|
|