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fiche lecture
Cavaliers des ténèbres
Eric
MURAISE (X-B LEPRINCE)
Philippe Maurel
Alexandre Dumas disait qu'il importe
peu de violer l'histoire pourvu qu'on lui fasse un enfant. On en déduit
que la fécondité littéraire prend toujours l'ascendant
sur la vérité historique.
Un exemple? Ces "Cavaliers des ténèbres" paru dans la
collection en 1958.
Un titre qui renvoie aux légendes horrifiques de fantômes ravisseurs
d'enfants et de bonnes âmes (genre le film "sleeping hollow" avec Jonnhy
Depp).
A en croire l'auteur, officier et historien de l'armée, ces cavaliers
ont bel et bien existé et sont les derniers résidus d'une avant
garde de l'armée de Blücher qui aurait poussé l'audace
de poursuivre jusqu'à Versailles les derniers bataillons défaits
de la Grande Armée. Mal leur en a pris puisqu'ils auraient été
battus et décimés. Morts et enterrés? Pas vraiment puisque
ces intrépides Ulhans pourraient bien être figés pour
l'éternité dans leur uniforme et l'état dans lequel
la mort les a saisie, tout au fond d'un lac qui agrémente les jardins
du château de Louis XIV. Le postulat de l'intrigue est aussi téméraire
que celui du comportement aventureux de ces soldats prussiens égarés.
Et avec un fil d'ariane aussi ténu qu'improbable, Eric Muraise
(alias Jim Cobbler, alias le colonel Suire)
parvient à tisser une intrigue subtile qui entremêle les fils
de la Grande Histoire avec les canons traditionnels du roman d'aventure version
SDP.
En effet, sur fond d'énigme historique, E.Muraise campe une
histoire de chasse au trésor dans laquelle il implique un jeune adolescent,
Frédéric, qui sous ses dix sept ans désinvoltes cache
une douloureuse blessure: la mort d'un père, officier tué en
Indochine quelques années plus tôt. C'est un père de
substitution, un parrain protecteur, mais qui ne fait pas partie de sa parentèle,
qui va l'héberger pendant des vacances dans l'intervalle desquelles
se situe l'action du roman.
L'homme est flanqué de quatre filles éduquées à
coup de taloches par une mère qui ne concède guère au
goût du jour une propension à la mansuétude (beau portrait
d'une génitrice à la main leste, un peu réac telle qu'on
pouvait se les imaginer avant l'avènement des bébés
Dolto. N'oublions pas que nous sommes une décénnie avant les
évènements du printemps 68).
A la faveur de la rencontre providentielle d'un clochard céleste,
appelé La Ramée (L'Armée?), poète et admirateur
d'Horace qu'il cite dans le texte, la quête d'un trésor enfoui
dans les profondeurs aquatiques d'un bassin du château de Versailles
va creuser le lit d'un récit initiatique dans la plus pure tradition
des romans de la collection.
Tout finira dans les abysses d'une étendue d'eau transformée
par l'Histoire en sépulture de héros oubliés, sanglés
dans leur uniforme qui, malgré les siècles n'a pas pris un
pli. La description de la scène de la découverte de ce théâtre
funèbre est saisissante (superbement illustrée par P.Forget
sur l'image de couverture). et le tableau qui est dépeint
de cette armée figée dans un ultime mouvement de sauvetage
n'est pas sans rappeler la tonalité surréaliste des tableaux
de Dali).
Le roman se lit avec d'autant plus de plaisir que l'auteur excelle à
mettre en scène des contrastes qui finissent par créer entre
eux un équilibre harmonieux. Le placide parrain, médecin de
son métier, est marié avec une impétueuse épouse,
son double inversé. Les quatre soeurs sont aussi dissemblables entre
elles qu'elles peuvent l'être d'avec leur cousin fortuit qui, lui,
se lie d'amitié avec un clochard (du genre Boudu sauf qu'il est quand
même diplomé en Sorbonne). C'est d'ailleurs un trés beau
portrait de Diogène moderne que nous restitue là E. Muraise.
Sa grandiloquence un peu surannée le rapproche d'un Porthos, sa truculence
l'apparente à un personnage rabelaisien, sa science (notamment juridique)
le met en cousinnage avec le fameux tonton Léon (qui si je ne me trompe
était juge d'instruction à Versailles). Mais il joue ici le
rôle d'un révélateur de destin, celui qui donnera l'impulsion
suffisante pour infléchir la trajectoire de la destinée du
jeune héros, à la manière d'un ange qui, comme lui,
repartira une fois sa mission accomplie.
Traditionnellement cette fonction est dévolue à un adolescent
du même age que le héros. Ici c'est d'un poids de sagesse ancestrale
dont est lesté ce personnage de La Ramée.
Autre originalité de l'ouvrage, la part prépondérante
accordée aux filles. L'audace est, de ce point de vue, poussée
jusqu'à l'évocation de la naissance d'une idylle entre les
deux principaux protagonistes. Rien à voir donc avec les cousines
de Mic Mercadier où les interdits liés à l'hérédité
bloquent toute évolution de l'intrigue en ce sens. Ce parti pris est
si novateur que l'éditeur a complété le roman par un
questionnaire où il interroge le lecteur sur l'opportunité
d'accorder une place plus large aux personnages féminins. Là
encore ça nous rappelle que le livre a été publié
bien avant mai 68 dont il ne faut jamais oublier qu'il a eu pour détonateur
la revendication d'une liberté d'accès pour les garçons
au dortoir des filles de la cité U de Nanterre.
Toute ambiguité n'est d'ailleurs jamais totalement dissipée
tant les formes sociales de la filiation concurrencent les liens héréditaires.
Ainsi, Fred est le fils que le parrain n'a jamais eu avant que ne se profile
en lui le futur gendre. On retrouve là un thème récurrent
du SDP: celui d'une filiation volontaire comme substitut à une carence
des fonctions biologiques ( je pense à "La maison du bord des sables"
notamment)
Risquons-nous maintenant sur le terrain un peu glissant de la psychanalyse.
Cette découverte par le jeune garçon du royaume englouti des
morts est une plongée mythologique dans l'Achéron, le fleuve
du grand passage que les vivants devaient emprunter pour entrer dans la mort.
Tous ces soldats figés dans leur dernier geste sont symboliquement
la représentation du père absent, mort dans une contrée
lointaine pour un pays où le soleil ne se couche jamais, vainement
accroché à son Empire. La quête du trésor prend,
dès lors, des accents oeudipiens qui renforcent le récit d'un
poids inattendu de gravité.
Magnifiquement écrit, ce livre a des rondeurs de style qu'on ne retrouvera
pas toujours sous les aspérités narratives des romans de Jim
Cobbler (surtout "La bête sans nom"). Y a-t-il eu une bataille
à Versailles en prolongement du désastre de Waterloo? Qu'importe.
L'auteur a peut être violé l'Histoire mais il lui a fait un
trés bel enfant.
La bibliographie de X-B Leprince
est évoqué dans ce même site au chapitre lectures
en ligne : http://www.jeuxdepiste.com/lectures_lignes/suire.html
Cavaliers des ténèbres
Eric Muraise (X-B Leprince)
illustrations de Pierre Forget
Editions
Alsatia 1958
Signe de Piste n) 122
©2008 Philippe Maurel |
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