fiche lecture

LOULOU DES BROUSSES

Philippe de Baer



Philippe Maurel

L'âge venant, on croit tout connaître du Signe de Piste. Le temps a fait son œuvre et après lecture et relecture, comme dans un bassin de décantation, les chefs-d'œuvre se sont imposés, suivis de lectures indispensables mais non décisives et enfin, un peu à la traine on trouve un lot d'ouvrages évanescents qui s'éloignent inexorablement dans le cœur et les mémoires. Ce n'est d'ailleurs pas les plus anciennes publications qu'on retrouve dans cette catégorie.

 On imagine le parcours suffisamment balisé pour être à l'abri de surprises et quand l'une d'elles se présente, au détour d'une lecture longtemps programmée et toujours repoussée, elle n'en est que plus bouleversante. Un frisson vous parcourt alors comme au premier temps de la découverte, en faisant revivre les émotions qui nous submergeaient lorsque s'achevait la lecture des « Gants de cuir », « Faon l'héroïque » et bien d'autres encore. Cette réminiscence, je la dois à un roman qui m'avait jusque-là échappé et que je dois à la recommandation toujours éclairée d'Alain Gout, il s'agit de  Loulou des Brousses  de Philippe de Baer.

De cet auteur, la destinée littéraire a toujours mis l'accent sur une autre facette de son talent, celle qui s'est imposée sous le pseudonyme de Bruno Saint-Hilll, celle de Philippe de Baer a traversé les âges en sourdine.

Le livre a souvent été classifié comme appartenant à la catégorie des romans policiers de la collection, et à mon avis à tort. Certes, on y rencontre un commissaire de police et son adjoint, une enquête criminelle mais rien de ce qui fait la spécificité du genre ne se retrouve ici. Il s'agit avant tout de la narration d'un procès et non du déroulement d'une intrigue policière au sens classique du terme. La force du récit réside dans la forme que prendra la mise en examen et de quelle culpabilité elle sera la révélatrice pour une conscience encore fragile et à peine en éveil.

L'histoire d'abord est celle d'un déploiement, et pour finir d'un renversement, d'une stratégie d'évitement mais qui, très vite, va se révéler être un piège, l'instrument d'une mise en abîme et d'une destinée en perdition.

Loulou est un gamin de 13 ans qui vit seule avec son grand-père en Sologne, dans un lieu-dit appelé "Les brousses" (tout un programme), une région jamais citée mais traversée par une rivière,la Logne, qui aura son importance dans le récit et qui rend transparente l'allusion géographique. François lui, a deux ans de plus que Loulou et il a pris ce dernier sous sa coupe. Il partage la même vie champêtre, immuable uniquement troublée par les sirènes d'une civilisation moderne à l'approche et qui prendra, en l'occurrence, la forme d'une autoroute en construction. Un autre danger plane sur le pays : le retour du fils d'un propriétaire terrien ruiné, qu'on appelait le putois, et qui s'est mis en tête de racheter le domaine paternel vendu au père de François et dans lequel il exploite, avec son fils, un élevage de faisans. C'est cet homme, brute et malhonnête, qui sera la victime tuée par François sous le regard indiscret de son jeune ami. Le criminel se croyant à l'abri de tout soupçon va pouvoir livrer aux enquêteurs une version fantaisiste de la mort du putois, accepter qu'un vieil homme innocent se dénoncet à sa place comme le meurtrier, et se lie d'amitié avec un nouveau venu au pays, Alain, un parisien venu passer sa convalescence à la campagne, ce qui lui permet de prendre ses distances avec Loulou dont il ressent, intuitivement, qu'il détient un lourd secret le concernant.

François a commis un crime mais une fois son geste fatal accompli, il s'efforce de conjurer tout sentiment de culpabilité, le préservant ainsi de tout remords ce qui le pousse aux confins de l'insouciance. Sans s'en rendre compte, ce refoulement de l'acte criminel le rend cynique en faisant apparaître, à ses yeux, comme normal le sacrifice d'un vieil homme qui accepte d'endosser à sa place la responsabilité de la mort de la victime. Le phénomène de résilience est ainsi à l'œuvre et l'amitié d'Alain, en sera l'adjuvant. Le jeune garçon est aveugle à tous les signaux destinés à le mettre en garde contre l'illusion dans laquelle plonge cette fausse innocence.

Tous ceux qui savent autour de lui qu'il a commis un acte irréparable n'auront alors de cesse de faire renaître sa conscience et l'amener sur la voie d'une rédemption. On aura compris qu'ici les rôles s'inversent : l'ascèse n'est pas du côté du coupable mais de ceux qui veillent sur lui comme des  anges gardiens et vont poser les jalons qui feront surgir sa propre vérité, concomitamment, et presque en contrariété avec la vérité policière. Au cœur du récit, on trouve plusieurs tempêtes sous les crânes juvéniles avec l'unique dessein de contaminer celui qui a pris le parti de s'en mettre à l'abri.

Rien d'empesé dans ce parti pris de resserrer l'univers où évoluent les personnages autour de l'armature de leur propre mal-être, avec l'espoir qu'elle finira par étreindre ce narcissisme déculpabilisant et délétère dans lequel se complaît François. L'auteur a pris le parti de la légèreté presque de l'apesanteur en jouant constamment sur les symboles et les allégories. La scène inaugurale du roman en donne toute la mesure. Il ne s'agit ni plus ni moins que de la démolition d'une maison, celle de Loulou, sacrifiée au gigantisme moderne et au nomadisme ambiant. Au lieu et place d'une bâtisse séculaire, l'autoroute prendra désormais ses aises. La fuite, la vitesse et les dangers qui ont partie liée avec elle feront maintenant un contrepoint sinistre à la stabilité de l'ordre ancien. On retrouve ici la méfiance de Bruno Saint-Hill pour le gigantisme prométhéen (le bloc 93). Tout ce qui se rattache à la locomotion, au mouvement, au dérèglement s'oppose à l'ancrage et à la permanence,et devient source de dange:, l'autoroute, la voiture de ce putois signe de malheur, jusqu'à cette calèche lancée à toute allure sur un chemin de terre, celle que reproduit le dessin de couverture, et qui symbolise la fuite en avant incontrôlée du jeune criminel.

En opposition à cette incarnation du mal,Loulou est comme l' image sulpicienne du rédempteur. Rarement dans un roman de la collection, la figure de l'ange, à la fois annonciateur et instrument d'un destin, visage ascétique de la pureté, n'aura été aussi bien représentée. Loulou n'est pas seulement un enfant tourmenté par ce qu'il a vu, il fera de cette expérience un levier pour atteindre une forme de grâce. Cet enfant à la grâce, résultat d'un tumulte intérieur qui porte à incandescence ses aspirations à l'élévation spirituelle. Pas de doute, on est dans un roman catho : les êtres sont traversés de pulsions qui les ramènent inexorablement au chaos originel. Un processus entravé par la force centrifuge émanant de ceux dont la mission sur terre est d'entraver le cours de ce sinistre penchant. Insensiblement, Loulou, celui qui était à la recherche d'un grand frère, va devenir la figure tutélaire qui va désormais prendre l'ascendant sur autrui. Sa démarche salvatrice le mettra définitivement à l'aplomb de celui dont il rechefchait l'influence et la protection.
Fondamentale aussi chez de Baer–Saint Hill, la thématique du retour.(On pourrait presque dire de l'éternel retour). Sauf qu'ici la perspective est inversée par rapport à Tempête sur Nampilly. Ce n'est pas un jeune hobereau qui retourne au pays pour rétablir un ordre mis à mal par des usurpateurs, mais l'incarnation du mal qui vient troubler le calme ordonnancement de la petite et paisible communauté rurale.Plus question ici de restaurer les vieilles hiérarchies aristocratiques et de combattre l'assujettissement servile dont le revenant est la figure annonciatrice.
Autre personnage emblématique du roman, celle du prêtre, berger des armes qui porte le curieux patronyme de ceinturon. L'homme n'a pourtant rien d'un père fouettard. Si l'on devait trouver une correspondance entre l'intrigue et ce patronyme se serait dans l'idée de contenance, d'ajustement, de rétention, bref de tout ce qui corrige, éprouve, pour remettre en axe les mauvais penchants.
. Lui aussi détonne par rapport à ses homologues que l'on retrouve dans les autres romans de la collection. Il a la densité intellectuelle d'un personnage de Bernanos, celui d'un « journal d'un curé de campagne », ce qui nous vaut certains passages de spéculations théologiques ardues, plutôt insolites, me semble-t-il, dans un roman pour la jeunesse. Il sera le catalyseur de ce processus de maturation à l'œuvre chez le jeune François pour parvenir à une pleine conscience de l'acte commis et de l'incidence qu'elle doit avoir sur sa conduite morale future. Non pour l'accabler, mais pour imprimerau  plus profond de lui-même une exigence morale sous l'œil d'une justice qui n'est déjà plus celle des hommes.

Transparaît bien évidemment, sous l'intrigue proprement romanesque, une constante coloration évangéliqueà l'exemple du jeune Alain, éprouvé par la maladie, qui a des traits d'un Lazare ressuscité, venu habiter près de la Logne pour être un rouage de cette transfiguration qui attend le jeune François.

La morale commune et la justice des hommes n'y retrouvent pas forcément leur compte dans cette histoire. L'adolescent criminel échappera à tout châtiment mais cette impunité sera contrebalancée par la dissipation des illusions qui embrument sa conscience encore immature. Le droit pénal est refoulé à la marge, mais l'itinéraire de l'adolescent le mènera à une rémission qui s'abstrait des chemins terrestres.
Les thèmes ainsi abordés peuvent paraître absconss, spéculatifs et pour tout dire rébarbatifs. C'est sans compter toute la subtilité de l'auteur pour nouer tous ces sujets à ses personnages tantôt terriens tantôt aériens et dont la confrontation les met mutuellement en relief. Aucun d'eux n'est enfermé dans le stéréotype  de sa représentation. Ils existent, débordants de vie, d'aspirations quelquefois contradictoires et qui finissent par trouver entre elles une harmonie où chacun puisera sa propre vérité.

Ce roman a 60 ans. L'âge légal pour le sortir de sa retraite car ce qui étonne c'est son incisive modernité. Il nous interroge comme il questionne aussi notre époque. Celle-ci est prodigue en motifs de culpabilité de toutes sortes avec pour corollaire une propension marquée à la victimisation à outrance si bien que la notion même de culpabilité est vidée de son contenu. La simple souffrance vaut mise en accusation et celle-ci finit par flatter de stériles penchants masochistes et narcissiques. Loulou, François et les autres vont faire, en ce qui les concerne, de ce sentiment le vecteur d'une renaissance, d'une ouverture nouvelle au monde, le levain d'une matière encore grossière et indistincte qui deviendra la substance même de leur personnalité.

Ce livre est un pur bonheur, un concentré de plaisir de lecture, l'antidépresseur idéal des temps modernes. Alors 60 ans après sa publication, une seule chose à dire à l'auteur : Chapeau l'artiste !

'

Loulou des Brousses

Philippe de Baer

Illustrations de Pierre Forget

Editions Alsatia 1959

Collection Signe de Piste n°123

©2017 Philippe Maurel