fiche lecture

MARC, LYCEEN
François BRUNE

par Philippe Maurel

Voilà un livre qui est à la nostalgie ce que le trépan est à un puits de forage: l'instrument d'une remontée vers la surface de souvenirs fossiles. D'ailleurs point n'est besoin d'un grand effort d'imagination pour s'identifier au héros. Effacez le prénom du titre et mettez-y le votre, féminisez l'adjectif si vous êtes une femme et ça y est, l'alchimie de la transubstanciation opère. Le lycéen dont on parle, c'était nous,  il y a...Il y a toutes ces années si riches qu'un simple regard rétrospectif ne peut suffire à embrasser d'un seul coup d'oeil tout ce qu'elles ont charié de limons d'expériences et de souvenirs.

Voilà pourquoi j'ai aimé ce livre (photographie de couverture d'Alain Gout). Parce qu'il y parle de moi, de ce que j'étais ou que j'aurais voulu être, de ce que j'ai regretté aussi. Le roman nous raconte l'histoire d'une quête qui conjugue compassion et humilité, dépouillée de ce souffle épique qui soulève le héros traditionnel du SDP. Marc n'est pas le prototype d'une figure inaccessible, qui aurait reçu dès le plus jeune âge, en perfusion, les idéaux chevaleresques. Non, c'est un garçon tout ce qu'il y a de normal. Normal au sens premier du terme: soumis au dispositif normatif d'une société dont il ne parvient pas à s'affranchir. D'où son malaise. Pire d'ailleurs, sa mélancolie.
 
Marc, nous l'avons tous été et cette reconnaissance d'un lien de fraternité entre lui et nous est favorisée par le parti pris de l'auteur de nous livrer la chronique d'un apprentissage, épurée de tout effet proprement romanesque. Pas d'intrigue à proprement parler mais une succession de scènes de la vie du lycée qui sont autant de polaroïds de celles que nous avons vécues.

Il m'a fallu me plonger dans ce livre pour retrouver encore à vif ce sentiment que le monde qui nous entourait n'existait pas pour nous, que nos aspirations et nos idéaux s'échouaient sur un mur d'incompréhension. Rimbaud (le seul poète que nous sauvions du très académique Lagarde et Michard) nous disait qu'on n'est pas sérieux quand on a dix sept ans et on avait fait une devise de la phrase célèbre de Paul Nizan: "Je ne laisserai dire à personne qu'avoir vingt ans est le plus bel âge de la vie."

Au fur et à mesure de la lecture, le roman devient un carrefour d'échange entre la vie du jeune Marc et nos propres réminiscences. Le lien de complicité ne se noue plus dans la convoitise ou l'admiration mais dans la conivence qui unit le cadet à l'aîné déjà nanti d'une expérience qui suscite une vocation protectrice et indulgente.

Je me souviens d'une planche de BD de Cabu, "Le grand Duduche", où le père, à la table familiale, fait la leçon à son fils Duduche, en ces termes: "Nous nous avions Saint Exupery et vous vous avez les Beatles". Eh oui, nous sommes la génération où l'héroïsme ne s'éprouve plus que par procuration. Plus de privation, plus d'ennemi, plus de territoire à libérer, plus de camp à choisir dans le doux confort d'un manichéisme sédimenté.

L'adolescence est le temps du pessimisme autant qu'il peut être celui de l'espoir, à moins que l'un et l'autre ne soient les machoires d'une même tenaille. Mais c'est dans l'antinomie de ces deux registres que le jeune Marc prend consistance humaine, ce qui contribue par contrecoup à nous le rendre plus proche.
 
Signe de Piste atypique? C'est peut être pour aborder un sujet peu courant dans la littérature de jeunesse que le roman a pu être considéré comme destiné aux aînés: celui du suicide des adolescents. Deuxième cause de mortalité au sein de la tranche d'âge de 15 à 18 ans, après les accidents de la circulation...

Mais ici le suicide est un précipité de désespoir et d'élitisme. L'adolescent est un élu porteur de grands desseins et d'une transformation radicale du rapport à autrui mais qui ne peut réaliser son élection à cause de la rigidité des modes de vie qui finissent par prendre l'aspect des forces du mal. Il restitue en cela les errements d'une conscience en bourgeon, coinçée entre deux exigences: éclore et affronter le monde et se déssecher pour conserver en soi l'épure de ses virtualités.. Que celui ou celle d'entre nous qui n'a pas été en proie à ce tiraillement schizophrène jette le roman aux orties.
 
Le récit n'a rien de naturaliste. Le parti pris narratif est d'ailleurs celui d'une évocation à la première personne du singulier (cas de figure relativement rare dans le SDP, le seul exemple qui me vienne à l'esprit est "Mon ami Carlo"). Mais le livre restitue dans sa trame et la juxtaposition de ses scènes criantes de vérité, ce qui fait les traits saillants de la vie collective au sein d'un lycée: l'angoisse du délégué de classe face à ses responsabilités, l'organisation des réunions contestataires où la fougue révolutionnaire s'amenuise aux premières défections, les vélléités des uns et la résignation des autres, quand ce ne sont pas les deux étapes successives du comportement de tout un chacun. Et puis il y a cette témérité qui porte l'impétuosité juvénile et qui pousse à vouloir abolir ce clivage entre élèves et enseignants que d'aucuns appréhendent  comme factice et qui finit toujours par servir de digue aux élans les plus violents. Emouvante cette obsession du personnage à voir en certains de ses professeurs des alliés potentiels et cette déception à les voir ramenés à la puissance tutélaire que confère le savoir, fondatrice d'une irréductible dysimétrie entre le maître et le disciple.

L'empathie se fait complicité quand les contradictions, les peurs, voire les traumatismes qui habitent le héros comme un magma en fusion et dont on sait que son incandescence pourra difficilement être canalisée. Nous sommes tous, ou nous avons tous été des Marc lycéen et sous l'angle de la représentation paradigmatique, celui-ci acquiert une force emblématique qui nous le rend familier comme s'il concentrait à lui seul la quintescence de nos aspirations déçues.

Il n'est pas jusqu'à la naïveté du personnage qui ne parvienne à nous toucher. Marc est un condensé de sensibilité brute (attention j'ai dit sensibilité, pas sensiblerie). Mais cette naïveté est-elle consubstancielle à l'état de lycéen qui associe apprentissage des savoirs et désir forcené d'en maîtriser l'usage pour le faire échapper à l'emprise et au conformisme des adultes? Le poids des programmes scolaires ne suffit plus, il faut encore qu'ils soient producteurs de sens, qu'ils s'inscrivent dans un processus de libération. La condition humaine du lycéen est celle d'une perpétuelle contre-offensive, d'une résistance obstinée à un ordre qui aliène et fabrique de l'injustice comme l'arbre son fruit. Faute d'y parvenir, la tentation est proche de commettre l'irréparable. Marc l'éprouvera à son tour, après avoir dissuadé un de ses camarades de sombrer corps et âme. Réaliste? Assurément.  Car les années lycée sont celles où se mêlent la crainte d'une exclusion future d'un système qui assure opulence et bien être, et l'appréhension qu'il finisse par obturer toute autre perspective qu'une consommation effreinée de biens matériels.
 
Le lycée c'est aussi le lieu des premiers émois sexuels. Le sujet y est évoqué sans tabou, ce qui peut paraître insolite pour un SDP, quand bien même serait-il destiné aux aînés.
 
Tout le livre fait retentir un echo magnétique à nos enthousiasmes de jeunesse. Tel ce centre de Copainville dont la visite clôt le roman. De quoi s'agit-il? D'un centre d'hébergement pour jeunes majeurs qui a tous les atours d'une utopie. Le centre est un phalanstère qui porte en germe l'affranchissements de toutes les aliénations. Cela me rappelle utilement que nos révoltes étaient avant tout d'inspiration géographique. Ce qu'on mettait en question c'était d'abord les contraintes nées d'un urbanisme débridé et fidèle reproducteur des hiérarchies sociales. La voie du bonheur était avant tout affaire d'architecte, de planificateur. Nul n'entrait dans l'avenir s'il n'était géomètre. Il faudra attendre les analyses d'André Glucksman dans ses "maitres penseurs" pour s'apercevoir que sous des apparences accueillantes ce type d'utopie véhiculait le génome de la pire des entreprises totalitaires.
 
Mais peu importe! L'enthousiasme final est communicatif parce qu'il est le gage d'un espoir sans cesse renouvelé. Ecrit il y a trente cinq ans, cet ouvrage noue avec notre actualité des rapports de correspondance qui relèguent au second plan les quelques anachronismes que l'on peut pointer ça et là.

Nous avons été adolescent. Nous sommes aujourd'hui pour la plupart des parents, des profs, nous sommes devenus par la force des choses cette figure de l'adulte tant redoutée et sur laquelle se focalisait nos révoltes. Raison de plus pour lire et relire ce livre, afin d'achever de nous convaincre que la maturité n'a peut être pas fait disparaitre en nous cet embryon d'humanité primitive qui nous fait dire que nous avons tous été un jour Marc lycéen.

Un grand signe de piste.


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François Brune, de son vrai nom Bruno Hongre, né en 1940, est un professeur et écrivain français diplômé d’HEC et agrégé de lettres. Il a choisi son pseudo dans les années 1970 pour spécifier son activité personnelle d’écrivain, en la différenciant de ses publications d’ouvrages didactiques, publiées sous son vrai nom. Sa signature François Brune a paru d’abord dans Combat (été 1973), puis dans la revue Esprit (1976), puis dans Le Monde (1977-1981)..

Il collabore aux journaux Le Monde diplomatique et La Décroissance, ainsi qu’au magazine Casseurs de pub. Il a fondé en 1992 avec Yvan Gradis et René Macaire « Résistance à l’agression publicitaire » (RAP France)[1]. Il est connu pour ses nombreux livres critiques sur la publicité et les "discours dominants".

« Résistance à l’agression publicitaire » a essaimé en quelques groupes locaux : RAP Lyon, RAP Rouen, RAP Drôme, et existe depuis 2001 également en Belgique


Bibliographie 

Sous le nom de François Brune

François Brune, notamment pour les analyses critiques sur la société, les médias, la publicité.

  • Mémoires d'un futur Président, récit satirique, éd. Olivier Orban, 1975,
  • Marc, lycéen (1976) ; Marc, volontaire (1977), éd. Epi-Jeunesse
  • Le Bonheur conforme. essai sur la normalisation publicitaire, éd. Gallimard, 1985[3]
  • Les médias pensent comme moi! Fragments du discours anonyme, éd. L'Harmattan, 1997[4]
  • Sous le soleil de Big Brother. Précis sur "1984" à l'usage des années "2000", éd. L'Harmattan, 2000
  • De l'idéologie, aujourd'hui, éd. Parangon, 2003 et 2005 pour l'édition augmentée
  • Médiatiquement correct !, éd. Parangon, 2004
  • L'Arbre migrateur, et autres fables à contretemps, Parangon, 2005, puis 2009 pour la nouvelle édition augmentée
  • Les Pèlerins d'Halicarnasse, aventure philosophique, en collaboration avec Jean-Pierre Alain Faye, L'Harmattan, 2007
Sous le nom de Bruno Hongre

Bruno Hongre, pour ses autres livres, notamment les ouvrages écrits en tant que professeur de français.

  • 25 modèles d'explication de textes et de lecture méthodique, éd. Marabout, 1994
  • L'Univers poétique de Jacques Brel, en collaboration avec Paul Lidsky, éd. L'Harmattan, 1998
  • Comprendre la langue des œuvres classiques de Corneille à Chateaubriand, en collaboration avec Jacques Pignault, éd.Hatier, 2000, épuisé.
  • Le Dictionnaire portatif du bachelier, éd. Hatier, 2002 puis 2008 [5]
  • Révisez vos références culturelles ! Mémento pour étudiants sérieux ou journalistes pressés. éd. Ellipses, 2003
  • L'Intelligence de l'explication de texte : 30 modèles de commentaires, 40 clefs pour aller au cœur du texte, éd. Ellipses, 2005
  • Révisez vos références politiques 1981-2006 : Mémento pour citoyens-candidats… et journalistes pressés, éd. Ellipses, 2006

©2009 Philippe Maurel