Entretien au coin du Net (3) avec...

Emmanuel LEPAGE



Pour la troisème fois, Emmanuel Lepage nous accorde un Entretien au Coin du Net pour nous parler de son nouvel album "La Lune est Blanche" et surtout de cette expérience vécue avec son frère François : Participer comme membres à part entière à une expédition en Terre Adélie, c'est à dire conduire un tracteur du convoi de ravitaillement de la base de Dumont d'Urville à la base de Concordia.
Une aventure unique pour des métropolitains peu habitués aux températures polaires et à la vie inconfortable, dangereuse et solitaire d'un raid sur la banquise de l'Antarctique.
C'est avec sa franchise habituelle qu'il a répondu à nos questions :


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Ce nouvel album relate ton expérience de conducteur de tracteur des neiges. Après  « Voyage aux îles de la désolation » et « Un Printemps à Tchernobyl » c’est ton troisième album qui échappe à la bd traditionnelle pour devenir reportage. Est-ce une volonté de sortir des sentiers battus ?


- C'est par hasard que je me suis retrouvé à me lancer dans le "bdreportage". Il y a quatre ans pour embarquer sur le Marion Dufresne, il me fallait une garantie de publication. J'ai demandé à mon éditeur, Claude Gendrot chez Futuropolis, s'ils étaient intéressés par un carnet de croquis dans les terres australes. Il m'a répondu "non, pas un carnet, ça ne se vend plus...mais si tu traites ce voyage en bande dessinée, là oui, nous serions intéressés"... j'ai dit oui...parce que je voulais partir. Mais sans savoir ce que j'allais faire. J'ai donc alors commencé à réfléchir à ce type de narration nouveau pour moi  et j'y ai pris énormément de plaisir. J'ai l'impression d'explorer des champs nouveaux tout en utilisant ce que j'ai appris dans la fiction...les procédés narratifs sont les mêmes!

- N’y a-t-il pas risque de spécialisation ?

- je ne suis pas un "spécialiste" ! J'aime explorer de nouveaux champs narratifs, de nouvelles façons de raconter, de nouveaux graphismes. Après trois récits de voyage, je repars dans la fiction... j'y reviendrai probablement mais différemment sûrement.



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La clientèle friande de ce type d’aventure n’est pas la même que celle de la bd…Ton album trouve-t-il aussi sa place dans les rayons Aventures ?

- Oui, j'ai encore des lecteurs de bande dessinée ! mais il est vrai que que ce n'est pas le même lectorat que pour Muchacho. Les lecteurs évoluent, ils sont pluriels. Aujourd'hui en effet je rencontre d'autres gens, des lecteurs occasionnels de bande dessinée, et même parfois des gens qui me disent "je ne lis pas de bande dessinée, mais là...". Du coup c'est très enrichissant de rencontrer des univers différents : les voyageurs, les scientifiques avec les terres australes, des activistes, des journalistes, des écologistes avec Tchernobyl. Le support -la bande dessinée- compte peu pour ce nouveau lectorat, c'est le sujet auquel on est sensible. La bande dessinée évolue, change et n'est plus ce qu'elle était encore il y a quatre ou cinq ans..-

-Qu’est-ce qui fait courir Emmanuel Lepage à travers le monde ? La découverte ? Le témoignage ? la recherche de nouveaux horizons ou de nouveaux thèmes d’écriture et de peintures ?

- Je ne sais pas si je "cours" tant que ça quand je vois ce que sont des "vrais" voyageurs, les journalistes, les scientifiques. Je passe tout de même le plus clair de mon temps assis à ma table de travail car je sais l'exigence que demande le dessin. Je trouve d'ailleurs que je ne passe plus assez de temps à me plonger dedans. Mais c'est vrai que ce que j'aime dans le voyage c'est d'être confronté à d'autres univers, à d'autres personnes. Je crois être assez curieux, mais pour faire de la bande dessinée, pour pouvoir se renouveler, il faut être attentif à la rumeur du monde, à ses évolutions...tout va si vite .



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As-tu eu des difficultés pour assurer à la fois le scénario, les dialogues, la mise en page et la réalisation tout en incorporant des aquarelles grand format et des photographies ?

- Oui, bien sûr ce fut sans doute un des plus complexe scénario auquel je fus confronté.
Mais j'aime de plus en plus partir dans ce genre d 'aventure narrative, c'est un vrai défi que de tenter de raconter le réel sans jamais perdre de vue le lecteur, tenir un rythme, donner l'envie de tourner les pages, essayer qu'il soit toujours là au dessus de mon épaule et qu'il ne "décroche" pas malgré la forte pagination.

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Tu m’as dit, un jour, que pour la première fois tu avais rencontré « l’angoisse de la page blanche », comment as-tu surmonté ce problème pour arriver à ce très beau résultat d’un récit d’aventures humain voire intime pour certaines des pensées que tu y as exprimées ?

- L'angoisse, je l'ai à chacun de mes récits. J'ai toujours l'impression d'être un imposteur et que tout ce que j'ai fait est un malentendu ! Créer une histoire, dessiner,  c'est toujours aussi dur. Il faut habiter un récit, plonger au fond de soi pour donner le plus possible. Je crois à chaque fois que je finis un livre que le suivant sera plus facile, fort de l'expérience acquise ... Il n'en est rien, je commence toujours un nouveau livre avec à la fois désir et angoisse, impatience et crainte de ne jamais arriver au bout.

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Pourquoi ce titre « La Lune est Blanche » ? (comme la neige, la glace ou la page avant dessin)

- Tout simplement parce que face à ce paysage inimaginable, inconcevable, nous avions l'impression d'être sur une autre planète ! Ca aurait pu s'appeler Mars ou Saturne... mais la Lune, c'est tout de même plus poétique !
Et puis la référence à Amstrong était trop belle ! J'ai photographié ma trace de pied !

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Quel rôle a joué ton éditeur pour suivre un travail aussi original ?

- J'ai la chance d'avoir un éditeur qui me fait confiance et qui m'accompagne malgré une façon de travailler assez improvisée, avec beaucoup de repentirs, de modifications, des urgences. Faire ce type de livre est aussi une aventure et ceux qui bossent avec moi ont bien du courage et de la patience. je les entraine dans un marathon livresque sans doute assez destabilisant ... mais ils assurent !

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Comment s’est articulée ta collaboration avec François ?

- Il a été convenu avec mon frère que j'écrive l'histoire et ce, bien avant même le voyage.
Au retour je lui ai donc demandé qu'il me donne les photos qu'il voulait voir figurer dans le livre, ainsi que ses reflexions, son ressenti vis a vis de cette expédition. Il m'a confié les lettres adressées à sa compagne.
Fort de tout cela j'ai construit l'histoire en essayant de placer les photos aux moments où ça avait du sens, les mettre en scène.

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Peut-on vous traiter d’aventuriers l’un comme l’autre ?

- Tu trouves que j'ai l'air d'un aventurier dans ce livre ! Un vrai boulet parfois !
Non, si j'aime me retrouver dans ces situations, je n'ai ni le physique, ni le mental d'un aventurier. Ceux qui m'ont fait rêver le sont, j'ai dessiné pour mettre en scène des récits d'aventure... J'ai imaginé des vies autres que la mienne que je vivrais par procuration, car je m'en sentais bien incapable...des "vrais" aventuriers, oui, j'en ai rencontré...mais moi je ne le suis pas !


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De nombreux dessins et croquis ont été réalisés sur place. Comment travaillais-tu avec le froid qui règne en terre Adélie ?

- J'ai assez peu dessiné .
Les paysages, quoique fascinants, ne se renouvelaient guère et surtout je n'était pas à même parfois de dessiner .

La mer d'abord, puis évidement le froid sur le raid...mais aussi et surtout parce que nous "travaillions" 14 heures par jour !


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Quelle a été ta plus grande souffrance au cours de ce voyage et du raid ?

- L'incertitude, l'incapacité à projeter, à savoir ce qu'on allait décider pour nous.

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Aviez-vous subi un entrainement spécial pour résister à la température ?

- Aucun... mais les vestes étaient très bien conçues... j'ai rarement eu froid...du moins jamais à un point insupportable.

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Quel est ton plus mauvais souvenir de ce voyage ?

- Ne pas pouvoir projeter.

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Et le meilleur ?

- Les rencontres, ces paysages irréels, le moment où nous avons franchi le pack pour nous retrouver sur cette mer miroir où dérivaient d'immenses iceberg....et l'arrivée à Concordia, de voir ces deux tours blanches à l'horizon après 12 jours de blanc et de paysages apparemment identiques. De voir ces hivernants venir à nous, étreindre des inconnus à notre arrivée.


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Un éloignement aussi long doit être pesant, combien de temps ? comment étiez-vous en contact avec la famille ?

- Parfois par mails sur le bateau... et une fois au téléphone au milieu du continent... là, c'était surréaliste.
Nous sommes partis deux mois ... maintenant à l'ére de l'internet, du téléphone portable, du tout tout de suite on a besoin d'avoir toujours des nouvelles ... c'est un vrai fil à la patte ! Il est loin et peut être même inconcevable ce temps où je partais deux mois sans donner de nouvelles en répétant "pas de nouvelle, bonne nouvelle"!

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Vous avez vécu une aventure hors du commun que vos compagnons vivent de façon habituelle. Quel souvenir gardes-tu de ces rencontres et de ce travail ensemble ?

- Je suis admiratif et heureux de voir que de telles personnes existent. Des gens curieux, attentifs, solidaires et qui ne se mettent pas en avant. La mission avant tout. Ils se vivent comme les éléments d'une chaîne dont ils sont un maillon, et ce au service du savoir, de la connaissance. Ce sont des gens adultes, responsables et capables de faire face avec détermination et sang froid à des situations souvent extrêmes.


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Restez-vous en contact ?

- Oui, je les ai beaucoup sollicités pendant la réalisation du livre et mantenant j'ai pas mal de retour de leur part après la sortie du livre.


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Existe-t-il vraiment une communauté des gens du pôle, un esprit de corps, une solidarité fraternelle ?

- Ha oui ! C'est un petit monde qui se reconnait et même ceux qui ne sont pas restés dans cet univers gardent le souvenir d'un des moments les plus intenses de leur vie.



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Sur le plan écologique, as-tu pu constater combien la nature était menacée par notre manque de vigilance et d’attention ? comment le ressens-tu ?

- Dans les terres australes et antarctiques on prend la mesure de la menace.

On prend vraiment conscience de la fragilité de l'équilibre de notre planète.
J'en suis d'autant plus sensible que j'ai aussi rencontré des gens qui m'ont donné les éléments de compréhension simplement en "énonçant" et non en "dénonçant"

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Dans cet album, tu te dévoiles beaucoup, faisant référence à ton enfance, à tes sentiments fraternels, ne cachant rien de tes faiblesses. Est-ce la rudesse de votre situation, la solitude face à l’immensité blanche qui a exacerbé ces souvenirs ?

- Oui, sans doute, c'est le propre du voyage que de nous mettre à  face à nos limites, nous mettre à nu.

Pour expliquer les enjeux il fallait que je donne au lecteur les clefs de compréhension.

Je crois qu'il est important dans ce genre de récit de dire d'où je viens, dire que ce qu'ils vont lire est vu à travers mon regard, ma sensibilité, mon histoire. Je ne cherche pas à me placer à distance, comme au théatre, comme si je n'étais que le spectateur neutre, mais bien sur scène et mettre le lecteur à coté de moi.


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As-tu eu des difficultés à te réaccoutumer au confort de la vie métropolitaine ?

- Non. je crois revenir maintenant bien plus vite qu'avant ! Et puis très vite j'ai dû me confronter au récit de cette aventure...et je repartais pour un autre voyage.

Je ne suis pas encore tout à fait revenu ,puisque maintenant j'accompagne ce livre !


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Penses-tu revenir un jour à un travail de bd plus classique ?

- Classique ?
Sans doute veux tu dire une fiction ?
Oui, j'y travaille...mais "classique",  j'espère pas !

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Songes-tu à repartir vers de nouvelles aventures ?

Créer est une aventure ...vivre tout simplement.


 
Merci Emmanuel, il suffit de lire votre album qui contient les réponses à la plupart des questions que nous nous sommes posés en le dégustant..

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La biographie et la bibliographie d'Emmanuel Lepage figurent à la suite de l'entretien qu'il nous avait accordé en 2007 (remis à jour)





©Michel Bonvalet 2014