Ainsi que la collection Signe de Piste, dont Le Bracelet de Vermeil, premier tome de la saga du Prince Eric
fut le n°2, le héros favori des fidèles lecteurs de la collection est
né en 1937 (du moins pour sa date de parution) de l'imagination d'Yves de Verdillac (alias Serge Dalens) et d'un copain qui accomplissait son service militaire sous les ordres de son père : Pierre Joubert. Les deux jeunes gens étant scouts avaient très rapidement noués des liens amicaux.
Vous
trouverez dans les pages qui suivent des témoignages et des documents
en rapport avec la naissance de ce chef d'oeuvre littéraire devenu un
best seller au fil des ans.
La notoriété de Serge Dalens (et de ses complices et amis Pierre Joubert et Jean-louis Foncine) est telle, tant comme auteur que comme directeur de la collection Signe de Piste, que notre site, jusqu'à présent, ne lui avait rendu un hommage particulier qu'avec un texte concernant la collection et au travers de fiches de lectures
sur quelques uns de ses romans.
C'est donc aujourd'hui pour nous l'occasion de
rappeler l'importance de cet auteur prestigieux qui a su donner à la
littérature pour la jeunesse ses lettres de noblesse.
couverture de l'édition 1944
*
"Malheur à la
ville dont le prince
est un enfant"
Et si on
reparlait,
justement, du prince
Eric,
ce prince
adolescent qui a
enchanté tant de
générations ?
1937-2017.
80
ans déjà qu’est paru
le toujours jeune «
Bracelet de vermeil ».
Un roman qui ne porta
pas le n° 1 de la
(future) célèbre
collection Signe de
Piste car son auteur
était, à l’époque,
inconnu du public. On
lui préféra un
écrivain alors fameux,
Georges
Cerbelaud-Salagnac et
son roman « Sous le
signe de la Tortue »
pour inaugurer la
collection. Et,
pensait-on, lui donner
les meilleures chances
de réussite.
On
connaît la suite : le
« Bracelet » remporta
immédiatement un
incroyable succès.
Rapidement épuisé et
réédité, suivi du «
Prince Eric », puis,
fâcheusement, de « La
Mort d’Eric », il
connut une première
résurrection dans « La
Tache de vin ».
Beaucoup plus tard,
vint « Eric le
magnifique » (que je
''sollicitai''
beaucoup : l'éditeur
en espérant une
relance des ventes de
la collection.
"Business is
business"), suivi
assez vite de « Ainsi
régna le Prince Eric
». C’est là
qu’apparaît Francis
Cox, qui fut pour
beaucoup dans
l'élaboration du
projet et qui lève le
voile aujourd’hui, à
l'occasion des 80
bougies, sur cet
épisode et sur ce qui
se passa dans les
coulisses.
Tandis
que « Sous le signe de
la Tortue » est
aujourd’hui bien
oublié.
Mais
qui est ce Francis Cox
?
Dans
« Ainsi régna le
prince Eric » le
lecteur fait la
connaissance d’un
garçon ainsi nommé,
sujet de sa majesté
britannique, de deux
ou trois ans plus âgé
qu’Eric.
Tout
d’abord, au hasard
d’une sortie en mer où
Christian d’Ancourt et
Eric vivent un moment
d’amitié et de liberté
dans le fjord au large
duquel se trouve
Halsenoey Kloster, la
sinistre prison dans
laquelle l’affreux
comte Tadek l’avait
fait enfermer. Arrive
un autre voilier qui
fait avec eux une
courte régate et dont
Eric connaît le
barreur. Il fait les
présentations :
Francis Cox, qu'Eric
appelle aussi le
‘’Grand Meaulnes''.
C’est tout ce qu’on
sait de lui.
Plus
tard, quand Eric
décide de quitter
Swedenborg pour
rejoindre la France
pour laquelle il a
choisi de se battre,
c’est à bord d’un
sous-marin britannique
qu’il doit, dans le
plus grand secret,
rejoindre Brest. Il a
la grande surprise de
découvrir à bord…
Francis Cox, devenu
lieutenant dans la
Royal Navy, et qui y
occupe le double
poste, sensible, de
navigateur-transmetteur.
La traversée va être
mouvementée : les
nazis ont eu vent de
l'affaire et la
Kriegsmarine traque le
sous-marin afin de le
couler.
Si
par un extraordinaire
et malencontreux oubli
vous n’avez jamais lu
« Ainsi régna le
prince Eric », si vous
aimez les grandes
pages de Marine, si
vous avez le coeur
bien accroché (et de
nombreux mouchoirs)
procurez-vous ce roman
et rendez-vous
directement à la page
325, et première du
chapitre « H.M.S.
Silkie ». A peine
commencé, vous ne le
lâcherez plus.
Dalens
n’était pas marin,
mais Francis Cox
l’était. Car Francis
Cox existe, il a
réellement été
sous-marinier et sa
participation à ces
pages a été capitale.
Ses connaissances
marines précises
ajoutées au talent de
Serge Dalens, nous
entraînent, comme "La
Mort d'Eric" dans les
événements tragiques
de 1940. Ce n'est plus
du roman : on est dans
un récit haletant.
Et
tant qu’à faire lisez
dans la foulée les
huit pages suivantes,
et dernières, du
roman. Vous serez
alors dans les plus
belles pages de
l’étonnant auteur
qu’était Serge Dalens
: il a beau tuer ses
héros à toutes les
pages, décorer les
survivants, faire que
son héros séduise par
son charme et son
courage jusqu’au
dernier matelot, il
frôle à chaque instant
le mélodrame, tout en
l'évitant, et il mêle
pathétique et
Histoire.
C’est
la marque des grands
écrivains.
Et
maintenant, vous allez
découvrir Francis Cox,
le héros de roman mais
aussi le complice de
Serge Dalens dans
l'écriture de ce
roman.
Alain
Gout
Ancien
directeur des Editions
Signe de Piste
*
Mes souvenirs de
Swedenborg
Par Francis Cox.
Scout marin,
chérissant la mer et la
chevalerie, moi, Francis
Cox, lorsque j'étais un
petit Anglais, j’ai
connu Eric. J’ai navigué
avec lui dans la mer de
Norvège, vogué autour de
la forteresse en pleine
mer comme Serge Dalens
le raconte dans Ainsi régna le
Prince Eric, le
sixième tome de la saga.
J’ai été heureux que
l’on puisse découvrir,
enfin, Eric et Christian
vivant une vraie semaine
de vacances, sans rappel
des dures réalités de la
guerre qui se préparait.
Eric invitait
beaucoup. En
principauté, il
accueillait tous les
scouts qui faisaient le
voyage, le voyage
mystérieux, presque
mystique de Swedenborg.
Pour lui, tout scout
était un frère.
Mon père
était membre de la
légation britannique.
J’ai été reçu dans le
grand chalet appelé La Villa, près de la mer. J’y ai
maintes fois déjeuné,
dîné et même dormi. J’ai
connu Béar, le chien de
montagne des Pyrénées
blanc comme neige. J’ai
entendu, charmé, le
piano sur lequel la
maman d’Eric
interprétait Le Matin
et L’Ode au
printemps de
Grieg. Mais Eric jouait
avec génie : l’entendre,
quand il était en
confiance, c’était
partir pour des voyages
lointains. Le ciel
s’ouvrait, on savait
qu’on avait appartenu à
ce ciel-là, qu’on y
retournerait pour y
retrouver tous ceux que
nous avions aimés, tous
ceux qui nous avaient
aimé, et qu’ils nous
reconnaîtraient.
Nous faisions
souvent du bateau.
L’été, le Skagerrak
scintillait, silloné par
ces modernes drakkars
gréés en cotres ou en
goélettes. Ils
évoluaient gracieusement
sous leurs splendides
voiles !
Quel honneur
quand le Nordlys*
d’Eric, lors d’un
tribord amure, vous
cédait sa priorité,
comme un salut ! Quelle
fièvre m’a saisi quand,
devenu officier de
marine, et transmetteur,
c’est sur mon
sous-marin, le Silkie,
qu’a embarqué le Prince
retournant au combat
dans l’est de la France
après avoir échappé aux
pièges en Mer du Nord,
parcouru la Manche sous
la protection de la Home fleet, et accosté au Quai
des flottilles, à Brest…
C’est la dernière fois
que je l’ai vu, allant
visiter nos blessés à
l’hôpital de Brest et
partant ensuite rendre
compte au généralissime
des décisions prises par
les souverains
scandinaves face à
l’agression nazie. Je ne
savais pas encore, à cet
instant, que c'était la
dernière fois que je le
voyais.
Mais il vit
toujours en moi. Et
c’est pour qu’il vive
encore que j’écris ceci,
que je redis son nom que
tant de familles
françaises ont donné à
leurs fils…Vive
l’historien Dalens et
vive le prince. VIVE
ERIC.
Lieutenant-commander
Francis Cox
L’Aurore Boréale
*
Quand je
participais à
l'écriture de "Ainsi
régna le prince Eric".
Par Francis Cox.
« Redis
seulement mon nom et
je vivrai »
: cette promesse qui
nous vient du fond des
âges, de l’Egypte
ancienne, célébrée par
Jean-François Pays, est
pour nous toujours
vraie.
Le talent, un
certain génie, même, de
Serge Dalens, nom de
plume choisi par un
écrivain issu d’une
illustre famille,
étaient le secret pour
nous raconter, avec tous
ses mystères et toute sa
magie, la saga de ce
petit prince : non
l’ange-enfant de Saint
Exupéry qui sauve le
pilote de la mort dans
le désert et le conduit
vers le puits idéal,
mais l’ange adolescent,
qui ne dépassa pas
dix-huit ans parce qu’il
accepta de mourir en
défendant la France.
Nous
savons ce que c’est
qu’un petit état
souverain : Vatican,
Saint-Marin, Monaco,
Liechtenstein,
Andorre…Il est bon que
les cartographes aient
oublié Swedenborg, qui
fit retour à la Norvège
après cette deuxième
Guerre mondiale où le
roi Haquin, le Prince
Olav, et toute la
famille royale de
Norvège se firent
connaître par leur
héroïsme.
Je savais que
tout n’était pas dit
lorsque notre cher Serge
Dalens, historiographe d’Eric,
nous avait conté sa vie
et sa mort.
Pour ce qui
était de la trame du
sixième et dernier tome,
la recette était simple
: il s'agissait de
raconter des événements
non relatés dans les
quatre premiers, mais
survenus :
a) avant
l’invasion de la Norvège
(Troisième partie,
chapitre 1) ; b) entre
le 23 mai et le 11 juin
1940.
En effet,
dans le tome IV, Eric
est le 23 mai avec
Weygand qui l’envoie en
mission ; il rend compte
de sa mission le 11 juin et Weygand le laisse
alors rejoindre le 10ème
Spahis. En route, il
sauve un enfant blessé
sur une plage, puis,
grièvement blessé
lui-même, perd tant de
sang qu’il meurt le 13
juin.
Mais certains
mystères n’étaient
toujours pas expliqués :
qui était Yngve ?
Quelles étaient ses
origines ? Que disait la
lettre qu’il avait
écrite à Eric avant de
mourir ? Pourquoi en
avait-il pleuré ? Qui
était Tadek ? Qu’avait
fait Eric avant la
déclaration de guerre ?
Comment étaient morts
les parents d’Eric,
etc ?
J’ai alors
suggéré qu’Eric soit
chargé par Weygand d’une
mission auprès des trois
rois scandinaves afin de
connaître leurs
intentions par rapport à
Hitler et à la France et
l'Angleterre.
Il fallait
ensuite qu’Eric puisse
retourner auprès de
Weygand malgré la
Luftwaffe et la
Kriegsmarine. Plutôt
qu’un retour en surface,
j’ai proposé un retour
de Norvège à Brest à
bord d'un sous-marin,
seul type de navire
pouvant s'approcher de
Swedenborg en toute
discrétion. Du coup,
j’ai été prié d’écrire
la majeure partie de ce
voyage !
En Norvège,
j’ai navigué sur les
bords du Skagerrak près
de Twedestrand pour voir
où ce sous-marin
britannique pourrait
prendre Eric à son bord.
La nuit du 30 avril au 1er
mai était bien une nuit
sans lune (vérifié
auprès de l’Institut
météorologique
norvégien). J’ai aussi
été aidé par les
conseils et précisions
du directeur du musée
des sous-marins
britanniques, de
construction différente
des submersibles
français.
L’épisode du
banc de sable (une dune
sous-marine) non
mentionné sur la carte
est authentique, de même
que l’entrée en plongée
dans le port de Brest
(j’ai bien connu
l’officier qui l’a fait
secrètement aux
aurores).
Pour ce qui
est des personnages,
pour ceux qui ''veulent
tout savoir'', le
lieutenant de vaisseau
qui commande le
sous-marin, Cyril Knight
( Knight veut dire
chevalier) est inventé
par moi : je lui ai
donné les traits de
Stephan Edberg très
jeune (blond presque en
brosse voir google.fr).
Le second, Luke
Daneshore, fut un de mes
anciens scouts marins.
L’officier torpilleur
Patrick Rockhall est
aussi un de mes anciens
scouts marins,
aujourd’hui colonel
(issu des Spahis), mais
Rockall n'est pas
seulement le nom d'une
personne, c'est un
rocher isolé de
l'Atlantique nord, situé
entre l'Irlande et
l'Islande, à l'ouest de
l'Écosse. Le rocher est
bien connu des marins
britanniques pour avoir
donné son nom à une des
zones du bulletin
météorologique marin
radiodiffusé par la BBC.
Le statut des fonds
océaniques environnants
fait l'objet de
revendications
contradictoires de la
part du Royaume-Uni, de
l'Irlande, du Danemark
(au titre des îles
Féroé) et de l'Islande.
Anthony More, encore un
scout marin ; Johnny (un
jeune cuisinier du Ghana
recruté par mon père,
qu’Yves avait trouvé
doué et très serviable ;
Rory est le prénom d’un
ami écossais, fils d’un
directeur d’école, qui
avait sept ans quand ma
mère, qui en avait
seize, lui enseignait
le français. Etc, etc.
J'ai enfin présenté le Francis Cox
du roman dans le chapitre qu'on pourrait appeler "Les vraies vacances
d'Eric et Christian" p 201-217, estimant qu'ils s'étaient cherchés sans
jamais se trouver (souterrains de Birkenwald, Halsenoey Kloster etc...)
J'ai fait de Francis Cox un
officier (de réserve) transmetteur, ce que j'ai été réellement, prenant
passage sur plusieurs sous-marins. Je lui ai donné le visage d'Alain Fournier à l'époque du Grand Meaulnes.
Voilà,
vous savez tout, ou
presque, de ce qui s'est
passé, pour ce qui est
de ma contribution, au
moment de l'écriture du
dernier opus du "Prince
Eric".
*
En souvenir de Serge Dalens
Serge Dalens en 1937
L'auteur
nous a expliqué lui-même, dans un article paru à l'occasion des 50 ans
de la collection, comment il avait adopté son pseudonyme :
Pourquoi Yves de Verdillac prit-il le pseudonyme de Serge Dalens ?
Yves devait
avoir une quinzaine d'années lorsqu'il rencontra Mme d'Alens.
C'était une mystérieuse rousse aux yeux verts, toujours dans des
voiles noirs, ne parlant à personne souriant encore
moins. Sur son passage, on racontait que pendant la première guerre
mondiale elle avait épousé un officier d'aviation et que le soir
même de ses noces le malheureux jeune homme du interrompre sa
permission, rappelé au front. Il n'en revint jamais. Le mariage
d'Alens n'avait duré que quelques heures. Impressionné par la dame
et son histoire, c'est son nom que choisit Yves lorsqu'on lui demanda
s'il voulait signer sous un pseudonyme. Pour Serge, c'est tout à
fait différent. Lorsqu'il avait 12, 13 ans, Yves avait dans sa
classe un jeune Serge, mal bâti, souffreteux, et timide, la tête de
turc de toute la classe. Serge était particulièrement gentil et peu
rancunier : aussi Yves le prit sous sa protection et garda une grande
prédilection pour ce prénom.
Serge
Dalens
Document correspondant au texte ci-dessus mais de la main de Serge Dalens:
*
Biographie et bibliographie de Serge Dalens (source Wikipédia)
Serge
Dalens, pseudonyme d'Yves
de Verdilhac,
est né le 3 octobre 1910 à Albertville, en Savoie et décédé le 9 janvier 1998 à Saint-Cloud
Magistrat de profession, il est surtout connu pour ses nombreux romans, pour la
plupart destinés à la jeunesse et de directeur de la collection
« Signe de Piste»
(1954). L'auteur a également utilisé les pseudonymes de François
Thervay
et de Mik
Fondal,
collectif avec Jean-Louis Foncine (Pierre Lamoureux).
Serge Dalens comme Jean-Louis Foncine ont décidé d'être inhumés
au petit cimetière de Malans (Haute-Saône)
où leurs sépultures sont régulièrement honorées par les scouts
en visite dans le Pays Perdu
Fils de Joseph de Verdillac
qui est officier de l'armée française sous la troisième République puis sous le régime de Vichy
il connaît un grand nombre de déménagements. Il découvre le scoutisme
peu après la Première guerre mondiale,
alors que son père est en garnison à Mayence.
Études au lycée français de la ville sur la citadelle de Mayence.
Il ne quittera plus le mouvement scout. En 1925, il arrive à Montpellier,
passe son bac à seize ans et obtient le premier prix du concours
général de littérature. Il s'oriente vers le droit, obtient sa
licence en 1932, et, sur les conseils de son père, choisit la
magistrature. Pour ce faire, il doit d'abord effectuer un stage comme
avocat. Il prête serment à Nancy en 1932, y reste jusqu'en 1935,
puis va à Strasbourg,
où il est inscrit au Barreau du 30 juillet 1935 au 6 octobre 1937.
Il quitte le Barreau à cette date et devient magistrat.
Il fait la
connaissance de Pierre Joubert
en 1933, alors que celui-ci fait son service militaire dans le
régiment que commande le colonel de Verdilhac. Ils élaborent
ensemble le scénario du Bracelet
de vermeil.
Son livre est publié en 1937 par les éditions Alsatia,
une maison d'édition à Colmar (Haut-Rhin). Jeune magistrat à Dieppe,
il visite régulièrement l'hôpital pour y rencontrer médecins et
jeunes malades. Il en tirera l'inspiration des Contes du Bourreau.
Cette année-là, il rencontre Jean-Louis Foncine par l'intermédiaire de Pierre Joubert et des éditions Alsatia.
Au déclenchement
de la guerre, il est mobilisé comme sous-Lieutenant. Il obtient la
Croix de Guerre. Démobilisé à la fin 1940, le Ministère de la
Justice le détache au Ministère de la Jeunesse. Il est chargé de
mission pour l'Enfance irrégulière et la Délinquance : Les
Voleurs
s'inspireront de cette expérience. Durant cette période, Yves se
lie d'amitié avec un instituteur nommé Robert Jospin
et il profite de sa fonction pour ne faire partir de nombreux jeunes
au Service du Travail Obligatoire
que sur le papier.
Il continue à écrire, publie La
Mort d'Éric en 1943 et prévient son jeune lecteur dans une
préface :
« Il ne s'agit plus
d'un roman mais bien d'un récit. La fiction s'efface devant la
réalité. L'histoire n'est qu'un fil doré, rehaussant
l'indifférente tapisserie des faits. Le livre se termine mal. Le
Prince n'est pas vengé, le lecteur n'est pas consolé. Les « grandes
personnes » seront probablement mécontentes, car ces pages
sont tristes, tristes comme la guerre qu'elles perdirent. Sans doute
prétendront-elles que ce livre « n'est pas pour les enfants ».
Or, je pense, moi, qu'un garçon de quinze, seize, dix-sept ans, est
un garçon. C'est-à-dire un homme. Je pense qu'il n'y a pas de
raison de le traiter à la paix autrement qu'à la guerre. De le
traiter dans sa maison autrement qu'en ces jours de 40 où il courait
dans les champs. De lui cacher la vérité. »
En 1945, il
retrouve ses fonctions au ministère de la Justice et s'installe à
Paris. Il poursuit sa carrière de magistrat, substitut du procureur
au tribunal de Compiègne dans l'Oise pendant de longues années, Il
terminera premier substitut du procureur de la République à Nanterre
en 1983. Il devient responsable de la collection Signe de Piste
avec Jean-Louis Foncine en 1954. Il le restera dans toutes les
maisons d'éditions qui reprirent cette collection.
On doit
notamment à Serge Dalens la saga du Prince Eric,
qui parut en 6 volumes entre 1937 et 1992. Chaque ouvrage de cette
fameuse série fut un best-seller.
Sans cesse rééditée depuis sa toute première parution, les quatre
premiers tomes, publiés aux Éditions Alsatia dans la
collection Signe de Piste entre
1937 et 1946, ont totalisé le chiffre exceptionnel de 4,5 millions
d'exemplaires vendus. Les deux tomes suivants, publiés en 1984 ont
fait des scores plus modestes mais tout à fait remarquables (T 5 :
450 000 exemplaires) et 1992 (T 6 : 80 000
exemplaires). Une adaptation en bandes dessinées des trois
premiers romans a été publiée en 1966 et 1967 dans
l'hebdomadaire J2
Jeunes,
avec des scénarios de Serge Dalens et des illustrations d'Alain
d'Orange remplaçant les illustrations mythiques de Pierre Joubert.
Ses romans
exaltent les valeurs traditionnelles de la chevalerie comme le courage, la fidélité, l'honneur, l'amitié ou le combat
pour la justice. Perfectionniste, selon les dires de son ami
Jean-Louis Foncine,
ses romans s'ancrent dans un contexte solidement bâti, qu'il soit
historique ou social. Le scoutisme
occupe une grande place dans son œuvre. Dans ses romans, il a
beaucoup utilisé son expérience de magistrat s'intéressant à la délinquance juvénile
(Les
Voleurs),
aux ravages de la drogue (La
Blanche)
ou à la machine judiciaire (Les
Enquêtes du Chat-tigre).
Œuvres:
-
Le Prince Éric,
Signe de piste, réédition Fleurus
Le
Bracelet de vermeil, 1937
Le
Prince Éric, 1940
La
Tache de vin, 1945
La
Mort d'Éric, 1947
Éric
le magnifique, 1984
Ainsi régna le Prince
Éric, 1992
-
L'Étoile de Pourpre,
Signe de piste, réédition Fleurus
Les
Prisonniers, 1959
Les Lépreux, 1959
-
Les Voleurs, romans
(Signe de piste, réédition Éditions de la Licorne)
Les
Enfants de l'Espérance, 1954
Le
Juge avait un fils, 1967
Jimmy, 1977
-
2
et 2 font… 5, roman d'espionnage, 1969, Signe de piste,
réédition Fleurus
-
Les
Contes du bourreau, 1943, Signe de piste, réédition Fleurus
-
La
Plume verte et autres contes pour Roland, 1957, Signe de piste,
réédition Fleurus
-
La
Couronne de pierres, roman, 1982 (Résiac)
-
La
Blanche, roman, 1987 (Prix de la P.E.E.P.), Éditions du
Triomphe
-
L'Affaire Balzac,
roman policier, 1967, Albin Michel, réédition Éditions Alain Gout
En collaboration
avec Jean-Louis Foncine
-
Les
Fils de Christian, contes et récits, 1977 Signe de piste,
rééditions Fleurus
-
Le
Jeu sans frontière, roman, 1947 (Signe de piste, Fleurus)
-
Les Enquêtes du
Chat-Tigre, romans policiers (13 titres), Signe de piste,
rééditions Éditions du Triomphe et Éditions Delahaye.
En collaboration
avec Louis Simon
-
Les Aiglons de Montrevel,
roman historique, 1959, Signe de piste, réédition Elor
En collaboration
avec Dachs :
*
Une
collaboration amicale qui durera toute la vie : Pierre Joubert
rencontre, alors qu'il effectue son service militaire en Alsace, le
fils de son colonel, scout comme lui. Nait alors une amitié qu'ils vont
partager avec Jean-Louis Foncine, autre scout parisien déjà lié à
Pierre Joubert.Outre les nombreux romans qui vont naitre de cette
amitié, la collection Signe de Piste connaitra un essor sans pareil sous
leur direction et avec le maître illustrateur Joubert.
Ci-dessous un petit souvenir émouvant de l'envoi à Pierre Joubert d'un dessous de bière sous forme de carte postale. La date est intéressante car Le Bracelet de Vermeil n'est pas encore paru.
*
Mais
tout n'est pas aussi facile que les compères l'avait imaginé et, une
fois le manuscrit terminé, il faut trouver un éditeur. Les quelques
documents d'époque ci-dessous témoignent de la recherche et des
nombreux courriers échangés avant d'aboutir :
C'est
en 1936 que Serge Dalens a présenté le Bracelet de Vermeil aux
Editions de Gigord qui l'ont refusé!
Il l'avait écrit à 22 ans en 33/34. Serge Dalens l'a présenté en
même temps à Bayard Presse et Alsatia Colmar (à ce dernier grâce
au Père Lelong, un ami de son père, qui écrivait pour Alsatia). Le
livre fut accepté le même jour par les deux éditeurs. Serge Dalens
choisit Alsatia.
Le
livre sortit en septembre 1937 sans numéro, d'une façon isolée ;
devant le succès Alsatia voulut faire une collection et prit comme
directeur Maurice de Lansaye bien connu alors comme écrivain sous
le nom de Jacques Michel.
Cerbelaud-Salagnac,
de retour d'un voyage aux USA et au Canada et bien connu des milieux
«Scouts de France», fut choisi pour le titre n° 1 et Guy de
Larigaudie, déjà célèbre, pour le n° 3.
Le
Bracelet de Vermeil prit le n° 2 dans la nouvelle collection Signe
de Piste.
Claude Marchal - 1987 dans : « Les Chemins de
l’Aventure ».
*
Quelques courriers d'époque témoignent du travail de l'auteur avec ses éditeurs:
*
Le Bracelet de
Vermeil : La rencontre entre Eric et Christian d’Ancourt au
cours du camp d’été à Birckenwald en Alsace ; Ils vont
vivre une incroyable aventure sur fond de vengeance tragique entre
leurs familles. Eric devra choisir entre le devoir et l’amitié,
sans compromis possible.
Le Prince Eric :
Seul, entouré d’ambitieux, de traîtres et de lâches, le jeune
Prince doit affronter l’infâme Comte Tadek, son premier ministre.
La patrouille des Loups va-t-elle découvrir la machination de ce
dernier pour s’assurer le pouvoir ?
La Mort d’Eric :
Engagé dans l’armée française au cours du conflit mondial de
39/40, le Prince nous fait participer à la vie de ces jeunes gens
jetés dans une guerre sans pitié. Il va trouver la mort à 18 ans.
La Tache de Vin :
Cet épisode se déroule après la victoire du Prince sur Tadek.
Celui-ci,banni de la principauté, demeure un danger permanent. De
l’aventure sur fond de Méditerrannée avec Jean-Luc l’ami secret
d’Eric, Jef le courageux page et les Loups.
Eric le Magnifique :
Ce chapitre inédit dévoile le passé du jeune Prince. Comment il a
failli perdre son trône et la vie par les odieuses machinations du
comte Tadek. Comment il gouverna et comment il parvint à sauver son
jeune ami Silvio d’un destin tragique.
Ainsi régna le
Prince Eric : Ce récit débute avec la naissance d’Eric et
d’Yngve, il s’achève sur le retour du corps d’Eric
mortellement blessé en Lorraine. On retrouve à travers des
différents chapitres les personnages qui ont fait partie de sa vie
et qui demeurent présents à ses côtés. Un livre qui vient clore
la saga avec de nombreuses aventures et anecdotes.
*
Je me souviens de ma première rencontre avec Dalens, voici bientôt
six ans. Sans doute parce qu'elle fut plutôt difficile. Foncine, on
arrive à le joindre au téléphone, à lui parler, à le voir, mais
Dalens! Il n'est jamais au bout du fil, ne répond guère aux
lettres, et se montre moins avare de compliments que de rendez-vous.
A l'époque, je préparais une thèse sur la « Littérature de
Jeunesse », et devais poser de multiples questions à ceux dont les
œuvres ont exercé une influence évidente sur nombre d'adolescents.
Je lui postai donc une lettre bien polie, aux bons soins du SIGNE
DE PISTE. La réponse tarda. Et quand elle vint, ce fut pour
m'apporter une première déception : le «maître, souffrant et
surchargé, ne pouvait recevoir. » Je laissai passer un délai
raisonnable, et revins vainement à la charge. Enfin, comme je
m'obstinais, je fus invité à m'adresser à Jean-Louis Foncine qui,
tout aussi bien que lui, sinon mieux, saurait répondre à mes
questions.
Je fis donc le siège de Foncine qui fut pour moi un médiateur
suffisamment persuasif, puisqu'un beau matin d'avril, je me retrouvai
dans un petit bureau de la rue Cassette (ne le cherchez pas, la
maison n'existe plus !), en face d'un grand bonhomme au cheveu rare
et gris, à l'œil bleu et à l'air fort ironique, qui semblait
vouloir réclamer le prix de mon insistance.
A l'occasion, je ne manque pas de toupet. Mais le père du Prince
Eric prenait manifestement plaisir à vouloir m'embarrasser. Et
j'ai failli l'être jusqu'au moment où un sourire inattendu a
éclairé un visage qui n'avait plus du tout envie de paraître
sévère et lointain.
Péniblement, la conversation s'était quand même engagée...
— ... Serge Dalens, je voudrais que vous me parliez de vous...
— Vous avez du temps à perdre !
— Non, mais vous m'intéressez.
— La curiosité est un vilain défaut.
— Peut-être me répondrez-vous quand même. Dites-moi : votre
première œuvre a bien été Le Bracelet de Vermeil. Vous
l'avez écrite en quelle année ?
— De 33 à 35, en trois ans. Ce n'est cependant pas la première
œuvre, c'est la première éditée. J'avais commis quelques contes
et nouvelles auparavant, mais c'est le premier roman.
— Vous n'êtes pas sûr des dates ?
— Non, parce que pour en être certain, il me faudrait des
documents qui ont disparu depuis la guerre et qui pourraient me
permettre de dire approximativement le mois où j'ai commencé, et
celui où j'ai terminé. Je le déplore pour les contemporains et les
anthologies futures, mais je ne pense pas que cela ait une grande
importance.
— Je crois qu'au tout début vous avez travaillé avec Pierre
Joubert ?
— Exact. Nous avons presque écrit le Bracelet ensemble. A
l'époque, Joubert faisait son service militaire à Strasbourg, où
j'habitais moi-même. Alors, tantôt j'allais le rejoindre à la
caserne, tantôt il venait à la maison, tantôt nous sortions
ensemble.
Je me souviens d'une séance à la Schutz, une fameuse
brasserie de la non moins fameuse rue de la Mésange, où nous sommes
entrés vers les onze heures du matin pour en ressortir largement
passé minuit. Ce qu'on a pu engloutir comme choucroutes, salades de
gruyère, potages à la tortue, bouchées à la reine, salades
russes, crèmes fouettées et autres, c'est prodigieux !
— Vous êtes gourmand ?
— Très. Le travail, ça creuse !
C'est là qu'il s'est mis à sourire. Et la glace a été rompue. De
lui-même il a continué :
— Le scénario a été pensé, bâti, et presque écrit en une
seule nuit. Mais entre le scénario proprement dit et son
développement, il y avait plus qu'une marge, et c'est ce que nous
avons fait ensemble, Joubert et moi. L'écriture, pour finir, c'est
ce qu'il y a de plus facile.
— Qu'est-ce qui vous a inspiré le thème du Bracelet?
— Aucune idée. C'est une histoire qui m'est venue comme ça dans
la tête, et qui m'a plu. Par la suite, on a donné mille et une
interprétations, mille et une explications. Quand j'étais très
jeune et que je lisais les explications de Racine et autres auteurs
classiques, je m'émerveillais de voir tout ce à quoi les
professeurs, tout ce à quoi les maîtres, tout ce à quoi les
docteurs avaient pu songer, tout ce que Racine, paraît-il, avait
voulu évoquer, tout ce que Corneille avait voulu dire; j'étais
émerveillé à la pensée que tout cela était peut-être vrai et
peut-être faux. Ce fut pareil pour moi ! On a écrit sans rire, avec
plus ou moins de fermeté, avec plus ou moins d'assurance, que cette
histoire traduisait tel ou tel sentiment chez moi, telle façon de
penser, telle manière devoir, tel ou tel besoin, — et ça m'a été
très utile puisque cela m'a appris ce que je pensais, ce que je
désirais, ce que j'espérais, ce que je craignais, et par la suite,
j'ai presque fini par le croire... Au fait, vous préparez une thèse
de doctorat ?... Pardonnez-moi !
J'ai voulu riposter par une mini-insolence, mais la sonnerie du
téléphone ne m'en a pas laissé le temps.
Serge Dalens a très vite raccroché le combiné, et s'est levé.
— Ne m'en veuillez pas. Je dois partir. Vous aviez sans doute
d'autres questions à me poser. Rassurez-vous, ce n'est que partie
remise.
M. Dalens honore généralement ses promesses, mais à long terme.
Juillet était déjà bien entamé, lorsque je reçus une invitation
à dîner. J'étais ravi : ce coup-ci le gibier ne m'échapperait
pas. Nouvelle déception ! Il y avait foule à Saint-Cloud, et les
plaisirs de la conversation avec une vingtaine de personnes, si
charmantes soient-elles, ne remplaçaient pas ceux de l'interview
sans cesse promise et différée : certes, j'ai fait la connaissance
de sa famille — une femme, six enfants, un chien, deux chats, une
tortue, des poissons et quelques autres bestioles de qualité. J'ai
passé au jardin un agréable moment, à rêver sous les étoiles.
Seulement, je n'étais pas venu pour ça.
— ... Décidément, m'a dit l'hôte au moment où je prenais assez
froidement congé, nous n'avons guère eu loisir de converser (M.
Dalens s'exprime avec une extrême courtoisie quand il se moque du
monde), partez-vous bientôt en vacances ?
— Oui, certes, mais fin septembre, je m'embarque pour le Maroc.
Deux ans de service militaire dans la coopération, comme professeur
au lycée de Tétouan. Alors, du train où vont les choses...
— Bon. Si vous êtes libre début septembre, faites-moi signe.
Cette fois, quoi qu'il arrive, nous prendrons tout le temps qui vous
sera nécessaire...
Eh bien, il a tenu parole ! Je commençais à préparer mes bagages
lorsque je reçus un pneu ainsi rédigé: «... Ne deviez-vous pas
me donner de vos nouvelles? Rendez-vous à Saint-Cloud vendredi
prochain à quinze heures pour le week-end. Apportez votre brosse à
dents. S.D. »
J'arrivai à quatorze heures cinquante — je m'en souviens, j'ai
regardé ma montre. Dalens m'accueillit comme s'il m'avait quitté la
veille, me désigna le coffre de la voiture où se trouvait déjà
son sac de voyage, et me tendit les clefs.
— Aimez-vous conduire ? Moi, de moins en moins. Si le cœur vous en
dit, vous me rendrez service... Prenez l'autoroute du Sud.
Il avait mis la radio et se taisait. Je ne savais pas où nous
allions et n'osais le questionner. Finalement, passé l'embranchement
de Fontainebleau, il se décida :
— Connaissez-vous le Pays Perdu ?... Nous y arriverons vers huit
heures.
— Vous m'emmenez à Malaïac ?
— J'ai ce plaisir. Mais je vous trouve bien silencieux. Je croyais
que vous aviez des tas de choses à me demander...
Un-comble ! J'attaquai aussitôt :
— Ce Bracelet, pour qui l'avez-vous écrit ?
— Pour moi. Le premier livre, c'est toujours pour soi, le deuxième
c'est pour prouver aux amis que l'on est capable de continuer, et le
troisième, c'est pour le libraire.
— Jamais pour les jeunes ?
— Si, toujours. En filigrane.
— Vous aviez quel âge, à l'époque ?
— Vingt-deux ans et toutes mes dents. Vous voyez, j'arrive à me
rappeler certaines dates.
— Vous avez été scout ?
— Oui. Eclaireur Unioniste à treize ans, scout à quinze. Mayence
et Montpellier. C.P., puis Chef de Troupe comme Joubert et Foncine.
— Vous vous connaissiez tous les trois ?
— Pas encore Foncine, seulement Joubert.
— Et Joubert connaissait Foncine ?
— Oui.
— Lorsque vous avez écrit Le bracelet de vermeil, et
ensuite Le prince Eric, écriviez-vous avec une intention ?
Vouliez-vous exprimer des idées personnelles, combattre quelqu'un,
ou détruire quelque chose ?
— Oh, je n'aime pas détruire ! J'ai commis des erreurs, mais j'ai
essayé de ne jamais détruire dans ma vie. En écrivant, je me suis
d'abord fait plaisir à moi-même. Par la suite, j'ai appris que
j'avais voulu donner aux lecteurs l'ami que je n'avais pas eu,
c'est-à-dire Eric. Quant à Christian, son modèle a bel et bien
existé. Il a réellement eu l'âge, le visage, le caractère, que je
lui ai donné. Les autres aussi, d'ailleurs. Indirectement, tous
m'ont beaucoup aidé à raconter cette histoire...
Il s'interrompt un instant pour contempler le paysage.
Le ciel gris habille le Morvan d'un automne précoce, et les
premières gouttes de pluie s'écrasent sur le pare-brise.
Songeur, Dalens reprend :
— Oui, j'ai d'abord voulu me faire plaisir. Mais aussi dépeindre
une forme d'amitié réconfortante pour des jeunes qui se sentaient
isolés et sans amis.
— Vous ne trouvez pas cette amitié un peu trop sentimentale ?
— Non. Treize, quatorze ans, ce n'est pas l'âge de l'amour, c'est
celui de l'amitié. Amitié parfois excessive, parfois exclusive,
mais la seule que les garçons de cet âge puissent reconnaître
comme telle, la seule susceptible de les émouvoir, la seule qu'ils
désirent vraiment partager.
— Vous-même, Serge Dalens, l'avez-vous connue, cette amitié ?
La question est indiscrète. Je me demande quelle sera sa réaction.
Il répond tranquillement, sans paraître s'offusquer :
— Non. Au fond, c'est peut-être la vraie raison de cette
histoire...
La pluie frappe toujours les vitres. Le vent souffle en tempête, la
nuit s'installe avant l'heure. A Dijon, il prend le volant, traverse
la ville, se dirige vers Gray. On bifurque après Arc-sur-Tille, et
encore à Pontailler. La pluie redouble. Voici Pesmes — le Vesmes
du Relais de la Chance au Roy, et Malaïac, qui sur la carte,
s'orthographie Malans.
Une grange sert de garage. Petite et encombrée, elle communique par
une porte basse avec une première salle. Nous pénétrons, et je
m'arrête, surpris. L'intérieur de la maison ne correspond guère à
ce que l'on en voit du dehors. C'est vaste, lumineux, meublé de
vieux chêne. Sur la table de ferme, le couvert est mis pour deux.
Vieilles faïences, argenterie.
Nous franchissons le seuil de la pièce voisine. Le feu nous y
accueille, un feu de bûches brûlant dans un âtre surélevé.
Machinalement, je regarde le plafond aux poutres centenaires, et je
m'étonne encore :
— Je ne suis jamais venu ici, et pourtant j'ai l'impression de
connaître cette maison...
— Forcément, puisque vous avez lu Les Galapiats de la rue
Haute. Vous voici dans le vieux presbytère loué par le bon juge
Mercadier, et, comme disent les gens de robe, devenu par bénéfice
ma propriété. Nous visiterons plus tard ; maintenant, venez dîner.
Nous sommes seuls à table. Tout est prêt, mais nous ne voyons
personne : l'auberge de la Belle au bois dormant.
J'avale ma soupe en silence. Une vraie soupe paysanne, où l'on pêche
un peu de tout.
Les battements de l'horloge — une véritable Comtoise —
emplissent la pièce. Je couvre sa voix en réattaquant :
— Pour vous, l'histoire est-elle plus importante que les
personnages ?
— L'histoire ne peut vivre qu'en fonction des personnages. S'il n'y
a pas de personnages, il n'y a pas d'histoire, et si les personnages
ne sont pas très marqués, très typés, l'histoire ne peut
s'imposer.
— Qu'est-ce qui vous paraît le plus important ? L'action ou la
psychologie ?
— L'une est inséparable de l'autre.
— Cependant, des personnages sans grand caractère peuvent agir
beaucoup.
— Comment peut-on agir beaucoup, si l'on a peu de caractère ?
Alors, ce sont des mouches dans un bocal.
— Il y a beaucoup de mouches sur terre...
— Je n'ai pas désiré présenter des mouches dans ou hors bocal,
aux lecteurs.
La réponse est sèche. Mais Dalens a un sourire charmant pour
remplir mon verre d'un Arbois doré.
Bravement, je poursuis :
— Vos héros appartiennent-ils à une époque déterminée ou à
toutes les époques ?
— Ceux du Bracelet? Ce sont des garçons de toutes les
époques. Ils sont habillés comme on l'était au temps où ils
vivaient, mais ils sont de toutes les époques, car l'adolescence est
toujours semblable à elle-même.
— Et pourtant, ils vivent dans des décors que l'on vous a
reprochés ?
— Exact. C'étaient au moins ceux de la sincérité ; c'étaient
ceux que je connaissais ou ceux dont, il y a bien des années, je
pouvais rêver. Je dis, il y a des années. Aujourd'hui, c'est
différent. Les Voleurs et L'étoile de pourpre sont là
pour en témoigner.
— Aujourd'hui, vous seriez de quel bord ?
— Qu'entendez-vous par là ?
— Avant et pendant la guerre, vous regardiez beaucoup vers
l'Allemagne. Aujourd'hui, vous regarderiez quelle puissance, quel
parti, quel groupe?
— Quel rapport cette question a-t-elle avec la littérature de
jeunesse ? Avant la guerre, comme mon ami Foncine, j'ai admiré le
courage, l'énergie, le sacrifice pour ne pas dire les sacrifices,
d'une partie de la jeunesse allemande, tout en trouvant ces efforts
terriblement mal orientés et dangereux. J'ai estimé qu'il convenait
de prendre chez nos jeunes voisins ce qu'il y avait de meilleur, tout
en se gardant soigneusement du reste, et en le disant, parce que
l'Allemagne — Foncine et moi nous l'avons pensé bien avant que
l'on en parle aujourd'hui — parce que l'Allemagne, comme la France,
fait partie de l'Europe, et qu'aucune Europe ne peut tenir debout
sans l'Allemagne et la France. J'ai aussi regardé du côté de
l'Allemagne, parce que j'y ai vécu une partie de mon enfance, et que
je me suis naturellement intéressé au pays, à ses habitants, à
ses problèmes. Relisez donc la Préface de l'édition allemande de
La mort d'Eric, écrite il y a vingt ans, et vous verrez si,
comme on l'a dit avec une parfaite mauvaise foi, je fais l'apologie
de la violence et du nazisme ! (Cette Préface se trouve (en
français) à la fin de l'édition française de La mort d'Eric).
Je crois que rien ne touche davantage Serge Dalens que la méchanceté
gratuite ou la mauvaise foi. Mieux vaut changer de sujet.
— Chez Foncine, on trouve toujours la révolte contre l'adulte, et
chez vous l'amitié...
— La révolte envers les adultes existe aussi chez moi, mais pas
contre tous. Je me demande si chez Foncine, la révolte contre
l'adulte n'est pas un peu systématique. Encore qu'il décrive des
grandes personnes fort sympathiques. Chez moi, ce n'est pas
systématique du tout : je différencie volontiers.
— Il y a les bons et les méchants ?
— Ne soyons pas si tranchés. II y a ceux que l'on aime suivre et
ceux que l'on voudrait tenir éloignés.
— Attention, danger ! En parlant ainsi, n'approuvez-vous pas
secrètement ce fameux culte du chef et du héros, si déprécié
aujourd'hui ?
Cette fois, la réponse part comme une flèche :
— Le héros est nécessaire. Les jeunes ont besoin d'actes
héroïques, besoin de pouvoir estimer les adultes qui, hélas, ne
leur donnent guère de motifs d'estime. Ce n'est pas moi qui le dis,
c'est un psychiatre qui l'affirmait l'autre soir à France-Inter,
lors d'un débat avec Julien Besançon, sur filles et garçons de
quinze ans. Et puis, vous le savez bien, on ne s'appuie vraiment que
sur ce qui résiste.
— Admettons. Vous appréciez donc Foncine ?
— Pardon?
— Je vous demande si vous goûtez l'écrivain Foncine.
— Si je ne l'appréciais pas, nous n'écririons pas ensemble, et
les Enquêtes du Chat-Tigre n'auraient sans doute jamais vu le
jour. Connaissez-vous ce mot de Ingres : « Avec du talent, on
fait ce qu'on veut ; avec du génie, on fait ce qu'on peut.»?
Foncine a du génie souvent, et du talent quand il lui plaît. Je
suis terriblement maniaque et scrupuleux. Lui va droit à l'essentiel
sans trop se soucier du détail.
Le repas s'achève, et nous revenons devant le feu. Je contemple un
inédit de Joubert éclatant de couleurs et de vie, tandis que
résonnent les premières notes du Concerto de Schumann. M. Dalens
tire d'une vieille armoire des gobelets de grès et une bouteille
d'aspect non négligeable.
— Vous avez entendu parler du Marc-à-Minouche, dit-il en faisant
bonne mesure. Voici qui vous permettra de juger par vous-même...
... Seigneur ! Une véritable arquebuse!
— Le velours du rasoir, n'est-ce pas ? sourit Dalens, plus narquois
qu'apitoyé. Ne vous interrompez pas, j'écoute.
Il se moque ouvertement de moi, maintenant ! Mais je vais lui rendre
la monnaie de sa pièce.
— Vous êtes un auteur scandaleux...
— Plaît-il?
— Oui, Par la rupture que vous avez créée dans la littérature de
jeunesse, vous êtes un «auteur scandaleux ». Car, quoi que vous en
disiez, vous êtes en réaction contre le « monde poussiéreux des
adultes ».
— Alors, je suis réac, maintenant ? Le monde poussiéreux des
adultes, mais non, mais non ! Il ne faut ni systématiser, ni
schématiser. Quantité d'adolescents sont déjà des vieillards, et
nombre d'adultes, oublieux de leur date de naissance qui s'éloigne à
grands pas, seront toujours jeunes. II ne faut pas viser les adultes
en tant que tels, mais seulement ceux qui se prennent pour des
personnages et ne sont que de grandes personnes ennuyeuses. Contre
ceux-là, certainement oui, mes héros et moi-même nous sommes en
réaction, mais pas du tout contre les adultes en général.
Je sens que le Marc-à-Minouche m'incite à lui demander la catégorie
à laquelle il pense appartenir. Mais l'impertinente question ne
passera pas mes lèvres. La porte qui donne sur le jardin vient de
s'ouvrir, et un groupe compact surgit dans la pièce.
— Heureusement, il fait beau ! déclare en s'ébrouant, un garçon
que je reconnais pour le plus jeune des enfants Dalens.
Il est escorté de deux autres galapiats de treize ou quatorze ans
qui se ressemblent comme deux gouttes d'eau — les jumeaux Foncine —
de plusieurs jeunes personnes de l'autre sexe, et de quelques
moutards locaux de moindre importance. Paraît enfin une ravissante
brunette en Jean qui se plante devant moi et me dit:
— Alors, il était bon, mon dîner ? C'est moi qui ai fait la
cuisine. Et tout de suite, on va se taper la vaisselle.
Oh, tu peux m'aider ! Johnny Halliday a bien rincé les verres avec
moi... Qu'est-ce que tu es en train de picoler ? Marc-à-Minouche ?
Je vois : le père, il veut t'empoisonner.
C'est Isabelle. Devant mes yeux passe la dédicace des Galapiats
de la rue Haute : «A nos derniers galapiats bien-aimés, Olivier et
Thierry, Isabelle et Rémi... » Voici donc la fine fleur de la
progéniture Fondai, c'est-à-dire Olivier et Thierry Foncine, Isabelle et Rémi Dalens. A la vérité, Dalens ne se nomme pas plus
Dalens que Foncine ne s'appelle Foncine. Mais quelle importance ?
Isabelle, je ne l'ai rencontrée qu'une fois à Saint-Cloud. Ça ne
l'empêche, ni de me tutoyer, ni de me diriger avec une exquise
autorité vers la plonge.
— L'interview du grand homme, ça suffit pour ce soir. Vous
remettrez ça demain. D'ailleurs Foncine et l'abbé Jacques vont
rappliquer d'une minute à l'autre.
Chère Isabelle ! Elle ne m'a pas fait grâce d'une petite cuiller.
Les pouvoirs délégués par sa mère ne sont pas tombés en
quenouille, oh non ! Elle consent tout de même à me libérer
lorsque Foncine et l'abbé Jacques — autrement dit Jean Valbert,
auteur et conseiller privilégié du SIGNE DE PISTE, font leur
entrée. Foncine me salue d'un : «— Pauvre jeune homme, te voici
au pouvoir d'Isabelle, tes malheurs ne font que commencer. » L'abbé,
lui, ne semble pas croire à l'imminence d'une quelconque
catastrophe. Ce qui l'intéresse, c'est le brochet qu'il vient de
sortir de l’Ognon et avec laquelle, vu sa taille exceptionnelle, il
s'est aussitôt fait photographier.
Délaissant le Marc-à-Minouche, tout ce joli monde se rue sur les
cerises à l'eau-de-vie, une prune extraordinaire — je la goûterai
bientôt — ou la liqueur de sapin. Filles et garçons s'installent
sur un tapis marocain qui sent encore la chèvre et le campement. MM.
Valbert, Foncine et Dalens échangent divers propos et décident
aussi sec de faire bénéficier le lendemain soir un certain Hôtel
de France de leur pratique.
— Tout le monde au lit ! déclare enfin Dalens. Rémi va vous
conduire à vos appartements, ajoute-t-il en se tournant vers moi.
Petit déjeuner à neuf heures. Ça va ?
... Ça va. Me voici seul dans une grande chambre ouvrant sur une
terrasse couverte. Je ne songe pas longtemps à ce que j'ai dit et à
ce que je veux dire encore, car presque aussitôt je m'endors.
... Il est neuf heures. La pluie a cessé, le jardin est plein de
fleurs. On frappe à la porte : c'est Rémi.
—
Salut, Alain! Tu es prêt?... Oui, alors à la soupe, Papa t'attend.
— ... Ces jeunes gens sont bien familiers, soupire un instant plus
tard M. Dalens. Vous les excuserez, Monsieur. Ceci fait partie des
risques de l'expédition.
Il se moquera toujours ! Mais je ne lui passerai rien, répondra à
toutes mes questions, ou déclarera forfait.
... Nous voici à nouveau en voiture. De longues croupes, noires de
forêts profondes et mystérieuses souhait, dominent un lacis de
champs et de pâtures. A chaque détour, la rivière est là,
mystérieuse... L'automne attaque sa grande symphonie en rouge et or.
Les villages succèdent aux villages, et leurs curieux clochers à
bulbe redisent à l'étranger que s'il est toujours en Bourgogne, le
voici dans la fière Comté, si proche et pourtant si différente du
Duché...
Non ! Je ne succomberai pas au charme du pays et de ceux qui
l'habitent. Je ne suis pas un «fan» du SIGNE DE PISTE, moi.
Je suis là pour questionner, pour savoir. Alain, réveille-toi et
attaque !
—
Serge Dalens, vous avez dit un jour que votre génération avait été
«mise sous clef». Votre enfance a-t-elle été pénible ?
Il
riposte sans détourner la tête :
—
Aucun rapport. Je souhaite à tous des parents aussi bons que les
miens.
—
Alors élevez-vous vos enfants comme vous y avez été?
— Non, bien sûr, car les temps ne sont plus les mêmes. Je ne suis
pas leur copain, j'espère être un peu leur ami. Aujourd'hui,
enfants et adolescents sont mieux préparés à la vie, mieux armés
pour la lutte que ne l'ont été ceux de ma génération.
—
La lutte contre qui ?
— Contre eux-mêmes d'abord. Contre ceux qui leur refusent vérité
et liberté, ensuite. Car l'une est inséparable de l'autre. C'est
pourquoi je n'aime pas les livres qui traitent les enfants en bébés,
et les adolescents en enfants. Toutes les vérités sont bonnes à
dire, seulement il y a façon et façon. Vous n'étiez pas né que
j'écrivais déjà : «... Sans doute les grandes personnes
prétendront-elles que ce livre n'est pas pour les enfants. Or, je
pense, moi, qu'un garçon de quinze, seize, dix-sept ans, est un
garçon. C'est-à-dire un homme. Je pense qu'il n'y a pas de
raison... de lui cacher la vérité. Je pense qu'il peut tout
comprendre, aussi bien, mieux peut-être qu'une grande personne,
précisément parce qu'il allie pour un temps très court la
générosité de l'enfant à la vigueur de l'homme. Parce qu'il sait
tout ce qu'on lui cache, et n'en dit rien... » Aujourd'hui, je
répéterais la même chose pour les treize-quatorze ans, et je
redirais comme pour leurs aînés : «... Les jours vont vite, les
années roulent. Avant d'être un homme, apprends à regarder les
grandes personnes en face. » (La Mort d'Eric,
Avertissement -1942).
— Très bien. Par conséquent vous admettez que la littérature de
jeunesse traditionnelle est conformiste, qu'elle sent l'eau de rosé,
la salle de classe, voire même jusqu'à ces derniers temps la
sacristie ?
— J'ai toujours aimé l'odeur d'encens. Mais, pour affirmer plus
vite, vous généralisez à outrance. Il y a des époques où,
effectivement, cette littérature baignait dans la guimauve. Mais ce
n'était pas toute la littérature. Ce soir, avant de vous endormir,
jetez donc un coup d'œil sur Le Journal des Voyages. Vous
m'en direz des nouvelles. Et pourtant, ça se passe au siècle
dernier. Je vous concède La Semaine des Enfants et Le
Magasin Pittoresque... Mais vers 1890, L'Ecolier Illustré était
à la pointe du progrès. On y trouvait déjà, découpées en
épisodes, Les aventures du capitaine Corcoran et Cuore
(Cœur, histoire d'un écolier italien), qui occupe encore une
place d'honneur dans tous les Festivals internationaux de littérature
de jeunesse. Sans oublier une aimable publicité pour un volume
«dédié aux enfants des écoles primaires», lequel est
intitulé, je cite de mémoire : «Les causeries du Juge de Paix
ou les Contraventions illustrées et expliquées aux enfants (et aux
gens du monde)». (L'Ecolier Illustré, mai-juillet 1890.) Une
heure entière ne me suffirait pas pour citer des titres d'ouvrages
qui vous surprendraient. Le mépris très réel manifesté en France
pour la littérature de jeunesse, mépris assez propre à notre pays,
relève d'une évidente incompréhension de l'enfance et de
l'adolescence. Certains éditeurs n'acceptent que des histoires
aseptisées, censurées et recensurées qui infantilisent le lecteur.
On reproche aux auteurs de jeunesse pris en bloc de faire de la
sous-littérature : en sont seuls responsables ceux qui acceptent de
masquer la vérité. Ils ne sont pas dignes de leurs lecteurs. Mais
la plus grande part de responsabilité incombe à l'éditeur,
c'est-à-dire à un homme ou à une société qui ne connaît rien à
la jeunesse, qui souvent ne, l'aime pas, et ne cherche qu'à gagner
le maximum d'argent possible, en reléguant trop facilement à
l'arrière-boutique le véritable aspect moral de la question.
Certes, le métier d'éditeur est très difficile, très risqué,
mais l'amitié de l'auteur jointe à la confiance du lecteur, ça
paie toujours.
—
On vous a souvent attaqué, et vous ne répondez jamais. Pourquoi?
— D'abord parce que j'ai des amis qui s'en chargent. Ensuite parce
que les critiques qui me touchaient jadis, me laissent aujourd'hui
complètement indifférent. En revanche, je remercie ceux qui me font
des remarques sincères et justifiées, dont je tiens toujours
compte.
La voiture a stoppé près d'une ancienne voie romaine. Promenade et
discussion se poursuivent à pied. Cet homme, je voudrais le voir
cesser de sourire, le sentir embarrassé, agacé... Mais non : le ton
est toujours égal, presque sans chaleur. Au fond, il reste sur la
défensive, ne livre rien qu'il veuille garder secret, et ne le
laisse point paraître.
— Serge Dalens, lorsque vous situez vos romans à l'époque
actuelle, vos héros sont toujours des bourgeois : juges, médecins,
militaires, hobereaux, policiers... Pas d'intellectuels, pas
d'ouvriers, peu de paysans... Pourquoi?
— Parce que j'ai dépeint ce que je voyais ou ce dont je rêvais.
Vous faites allusion au Prince Eric, parfait. Mais pourquoi
passer sous silence le cadre et les personnages des Voleurs ?
Je décris ce que je connais, ce que je sais. Vous parlez des
ouvriers. Ce serait leur faire injure de n'offrir d'eux qu'une
caricature, sous prétexte que l'on n'a pas suffisamment vécu
ensemble. Et les intellectuels ! Vous me décevez, Alain. Un médecin,
un juge, c'est quoi ? Un intellectuel serait-il pour vous un
philosophe à l'état pur ? Dans ce cas, il n'est pour moi qu'un
bavard d'autant plus dangereux qu'il n'assume à peu près jamais les
conséquences de ses propos.
— Alors, quelle importance accordez-vous aux valeurs chrétiennes
dans vos propres romans, ainsi qu'à ceux que Foncine et vous publiez
comme Directeurs de Collections ?
— Très grande. Mais la question me paraît posée de façon trop
étroite. Disons plutôt «valeurs religieuses ou spirituelles ».
Car l'homme est un « animal métaphysique ». La religion doit
épanouir, rassurer, et non pas étouffer.
—
On dit que vous êtes un homme du passé, préférant le culte
paisible des morts aux inquiétudes du présent.
— Faux. Un pays doit s'appuyer sur ses morts, et non s'endormir sur
eux. Je déteste les jérémiades, couronnes, cérémonies
commémoratives et autres qui entourent le culte des morts «pour la
patrie» ou «pour la bonne cause », la définition de la bonne
cause étant bien entendu laissée à la discrétion de chacun. Ces
manifestations me paraissent la fleur la plus épanouie de
l'hypocrisie humaine, car ceux-là mêmes qui tiennent ces discours,
ne font généralement rien pour empêcher d'autres victimes. La
jeunesse, elle, doit bâtir sa vie. Rien au monde ne se construit
sans efforts, et il faut que les jeunes découvrent eux-mêmes cette
vérité.
—
Croyez-vous les y aider ? Vous savez bien que les aînés ne vous
lisent plus.
— Erreur encore. Ceux que vous appelez les aînés — ils ont
quatorze, quinze ans, parfois seize — lisent à la fois Camus,
Bernanos, Sartre — beaucoup moins — Michel de Saint-Pierre, Raoul
Walsh, Gide, Malraux, Rilke, Baudelaire, Rimbaud, Cronin, Saint-Ex,
Lartéguy, Steiner, Gheorgiu, Steinbeck, Hemingway, Huxley, Cocteau,
Dostoïewski, Anouilh, Giraudoux, Balzac, Zola, Stendhal, Kipling,
Tournier, Joffo, Thomas Mann, Bernard Thomas, Lautréamont, Matzneff,
Soljénitsyne, Teilhard de Chardin, Boris Vian, Servan-Schreiber —
mais oui ! — Michel Déon, Freud, Proust, Wilde — Le portrait
de Dorian Gray — Maurois, Montherlant, Sade — en douce ! —
Mao, Sollinger... j'interromps le catalogue, car il y en aurait
beaucoup trop — et en même temps Paul Berna, X.B. Leprince, Pierre
Delsuc, Jean-Claude Alain, Bruno Saint-Hill, Robert Alexandre,
Jean-Louis Foncine, Jean-François Pays et tutti quanti... la liste
en serait presque aussi longue. D'ailleurs, si on ne nous lisait
plus, on nous achèterait moins, ce qui n'est pas. Vous me demandez
si je pense aider les jeunes à construire leur avenir. Sincèrement,
je le désire et je le crois. Ne serait-ce qu'en les incitants à ne
jamais oublier « la petite fille Espérance »
chère à Péguy. Laissons tout ça et rentrons déjeuner. Nous
continuerons après, si le cœur vous en dit...
*
... Oui, il y a de cela bientôt six ans, et je m'en souviens comme
si c'était d'hier. Depuis, j'ai revu souvent Dalens, Malans et la
Comté, car nous sommes devenus amis. Une amitié solide, mais
difficile, car il ne cède pas facilement, et moi non plus. J'avais
abordé la Collection avec d'évidentes préventions. La plupart ont
si bien fondu, que me voici embarqué à mon tour sur le navire du
SIGNE DE PISTE. J'ai commencé d'écrire un roman qui sera
sûrement très contesté, même s'il se révèle d'aventure un livre
« magique », comme Le Bracelet. Benjamin de l'équipe, je
m'occupe d'un tas de choses en général, de la FUSEE en
particulier, et on n'imagine pas le mal que ça peut donner !
Maintenant je sais que le SIGNE DE PISTE n'est pas une
chapelle fermée, une chasse gardée. Que n'importe qui peut y
entrer, à la seule condition de savoir parler aux jeunes et de leur
offrir des raisons d'espérer.
Serge Dalens, il est vrai, n'écrit pratiquement plus, et la parution
de Jimmy est repoussée de mois en mois, d'année en année.
Nous en avons encore parlé cet été, un soir où nous dînions «
en famille » à l’Hôtel de France, haut-lieu gastronomique
du Pays Perdu. Tous les Dalens étaient là, petits et grands, qui
avaient selon le rite réservé aux amis, commencé par défiler à
la cuisine. Une fois la terrine aux morilles dégustée en silence,
les langues s'étaient brusquement déliées. Philippe, l'aîné des
garçons, retour d'Afrique Noire, de s'écrier :
—
Enfin, Papa, ce Jimmy, le verrons-nous quand même un jour ?
Au train où ça va, ton éditeur le fera figurer parmi tes œuvres
posthumes! Toujours souriant, son père se tourna vers moi :
— Explique-leur, Alain. Ça me fatigue... surtout ici. Je n'ai rien
expliqué du tout, car ils savent bien que les journées n'ont que
vingt-quatre heures. Que Serge Dalens doit consacrer le meilleur de
son temps à d'autres travaux, assez peu littéraires. Qu'en outre il
est difficile de concilier le métier d'écrivain avec celui de
Directeur de Collection, surtout quand cette Collection transite à
intervalles irréguliers mais fréquents, entre la Roche Tarpéienne
et le Capitole. Qu'avant de songer à soi, il faut se soucier des
autres. Car il est loin, le temps du Bracelet...
Jimmy finira bien par réclamer sa place dans votre
bibliothèque. Ce jour-là, je serai peut-être au bord de la rivière
où il fait si bon se baigner, peut-être devant le grand feu de
bûches, un gobelet de Marc-à-Minouche à la main. Et Dalens me dira
:
— Tu vois, Alain, tout arrive à point pour qui sait attendre.
Maintenant, j'ai bien envie d'écrire une nouvelle Mission sans
fin...
Alain GOUT
*
Je
suis né le 3 octobre 1910 à ALBERTVILLE (Savoie), de père
militaire et de mère provençale. J'étais ravissant, avec une
couronne de cheveux blonds et de charmants petits points blancs sur
le nez. Je fus élevé au sein, à la phosphatine Fallières et à la
polente (polenta). J'eus la diphtérie, la rougeole, la scarlatine,
les oreillons; j'attends encore la coqueluche. Délicat de la gorge,
ma mère m'affublait d'étonnants cache-nez, et mes condisciples
m'appelaient Totor.
Mon
père étant soldat, je voyageai beaucoup. Ma vocation littéraire se
révéla à PARIS, où j'écrivis à dix ans un drame historique, et
s'affirma à MAYENCE, où j'ajoutai un sixième acte au Cid. Devenu
scout, j'abandonnai partiellement le théâtre pour le roman, et je
composai quelques nouvelles qui ne figurent malheureusement pas dans
les anthologies.
Un
jour, après avoir lu L'AVENTURE DU ROI DE TORLA, (de Jacques
MICHEL – Collection Feu de Camp – éditions J. de Gigord.) je
décidai de tenter ma chance, et ce fut LE BRACELET DE VERMEIL.
Mais comme les grands génies sont destinés à demeurer longtemps
méconnus, je promenai plusieurs mois le manuscrit de ce chef-d'œuvre
d'éditeur en éditeur, sans découvrir celui qui consentirait à le
publier. Enfin le SIGNE DE PISTE voulut bien l'accueillir, et
je promis de faire mieux la prochaine fois.
On
écrit d'abord pour son plaisir, ensuite pour celui de ses amis ou
soi-disant tels, et enfin pour gagner des sous. Je ne fais pas
exception à la règle. Aujourd'hui, heureusement marié et cinq fois
papa, je bosse plus qu'un fonctionnaire des Finances, avec dans les
oreilles la voix de mes malheureux enfants qui, dressés sur leur
grabat, me crient : « — Papa, du pain ! ». Pour moi, la gloire
littéraire n'est qu'un vain mot, si elle ne m'apporte aussi la
piquette en semaine, les sardines-beurre le dimanche, et un coup de
beaujolais aux fêtes carillonnées.
Notez
que je n'en suis quand même pu à un timbre près pour répondre à
ceux qui me font l'honneur de m'écrire. Mais, pavé de bonnes
intentions, je me désespère en voyant le courrier s'entasser sur ma
table, et ne sais plus par où commencer. Alors, « comme il n'y a
pas d'affaires urgentes, mais seulement des gens pressés», je
remets sans cesse au lendemain, accumulant sur ma tête, injures,
factures et malédictions.
Physiquement,
il y a quelque quinze ans, j'étais plutôt bien de ma personne.
Maintenant il est vrai, des individus malveillants insinuent que les
restes de mon opulente chevelure ont beaucoup blanchi, et que si je
perdais deux ou trois dizaines de kilogs, l'élégance de ma
silhouette ne pourrait qu'y gagner. Je méprise ces propos,
assurément dictés par l'envie, mais j'en souffre. Chacun a ses
faiblesses, et moi, j'ai ma petite coquetterie.
Depuis
le 6 janvier 1952, je suis Officier d'Académie. Cette distinction
méritée a couronné une existence entièrement vouée aux
belles-lettres et à votre service. A part une longue et paisible
retraite, je n'ai donc plus rien à désirer.
J'use
pourtant mes dernières forces à préparer les nouveaux triomphes de
la Collection SIGNE DE PISTE, dont Jean-Louis FONCINE et moi,
sommes depuis peu les Directeurs. C'est drôle de nous voir tous les
deux ensembles. Lui est petit, mince, pétillant d'intelligence et
d'esprit, un peu l'Aramis des TROIS MOUSQUETAIRES. Moi, je suis
grand, gros, muet d'admiration dès qu'il ouvre la bouche. Il règle
en trois coups de cuiller à pot les affaires les plus délicates, et
j'éprouve bien du mal à le suivre. Evidemment, nous ne sommes pas
toujours d'accord, et nous avons parfois des mots.
Que
vous dirai-je encore? Sans mon bon ange, j'aurai déjà vendu mon
droit d'aînesse pour une jatte de mayonnaise, et je déplore chaque
jour de ne compter aucun petit frisé dans ma famille. Mes cartons
renferment les plans d'une dizaine de romans qui ne verront jamais le
jour, puisque je ne suis capable d'en écrire un que tous les six ou
sept ans. (On annonce LE JUGE AVAIT UN FILS pour 1960.) C'est
évidemment fâcheux, mais je ne vois pas le moyen d'en sortir.
Et
voilà. Mon passé n'a désormais plus de secrets pour vous. Ne me
condamnez pas sur cette minute de sincérité, et agréez, je vous
prie, l'assurance de mes sentiments distingués.
Votre
bien dévoué,
Serge
DALENS
La Fusée n° 3 – 1955
ON
CHUCHOTE A PROPOS DE SERGE DALENS :
VOITURE
— Lors de son passage à la Cour de Swedenborg, se fut à peine
satisfait d'une Jaguar ou d'une Rolls-Bentley; mais revenu désormais
à son Idéal démocratique bien connu, fait ses choux gras d'une
simple 2 CV (quoique neuve).
MANIES
— Parle, à l'occasion, un argot très pur, avec l'aisance d'un
Procureur de la République qui aurait passé dix ans de sa vie à
interroger des escarpes et des voyous.
- En
se mariant voulait avoir quatorze enfants. Pas un de moins, pas un de
plus. N'en est encore qu'à cinq : Françoise, Philippe, Renaud,
Emmanuelle et Isabelle. (Puis quelques temps plus tard naîtra Remi).
- Dalens se
fait aussi appeler « le chat » du nom de son totem scout (on voit cela
dans certaines de ses dédicaces) il reprendra ce diminutif pour les
fameuses enquêtes de Mik le « Chat-Tigre » (le Tigre pour Foncine).
*
En guise de conclusion
Cette
année, le Prince Eric a eu 80 ans, l'année prochaine cela fera 20 ans
que Serge Dalens nous a quittés. Laissons à Michel Menu ce dernier
hommage à cet auteur exceptionnel et à son héros mythique :
Si
les jeunes ont encore aujourd'hui le sens et le goût de l'aventure
grand style, le sens et le goût de la chevalerie c'est pour une part
considérable au Prince Eric qu'ils le doivent! Et surtout, bien sûr,
à celui qui a su nous le faire connaître en beauté, le grand Serge
Dalens. Que de rêves éveillés par tous ces magnifiques « Signe de
Piste » ! Que de rêves et de réalité!
Michel Menu
L'équipe de jeuxdepiste.com adresse ses plus vifs remerciements
à ceux qui ont participé à la réalisation de cet article par leurs
archives, leurs textes et leur travail : Alain Gout, Christian Floquet,
François Mengin (alias Francis Cox), Jean-Jacques Desprets et Michel Bonvalet (Mic).