Ainsi que la collection Signe de Piste, dont Le Bracelet de Vermeil, premier tome de la saga du Prince Eric fut le n°2, le héros favori des fidèles lecteurs de la collection est né en 1937 (du moins pour sa date de parution) de l'imagination d'Yves de Verdillac (alias Serge Dalens) et d'un copain qui accomplissait son service militaire sous les ordres de son père : Pierre Joubert. Les deux jeunes gens étant scouts avaient très rapidement noués des liens amicaux.

Vous trouverez dans les pages qui suivent des témoignages et des documents en rapport avec la naissance de ce chef d'oeuvre littéraire devenu un best seller au fil des ans.

La notoriété de Serge Dalens (et de ses complices et amis Pierre Joubert et Jean-louis Foncine)  est telle, tant comme auteur que comme directeur de la collection Signe de Piste, que notre site, jusqu'à présent, ne lui avait rendu  un hommage particulier qu'avec un texte  concernant la collection  et au travers de fiches de lectures sur quelques uns de ses romans.

C'est donc aujourd'hui pour nous l'occasion de rappeler l'importance de cet auteur prestigieux qui a su donner à la littérature pour la jeunesse ses lettres de noblesse.



couverture de l'édition 1944

*

"Malheur à la ville dont le prince est un enfant"


Et si on reparlait, justement, du prince Eric,

ce prince adolescent qui a enchanté tant de générations ?

 


1937-2017.
80 ans déjà qu’est paru le toujours jeune « Bracelet de vermeil ». Un roman qui ne porta pas le n° 1 de la (future) célèbre collection Signe de Piste car son auteur était, à l’époque, inconnu du public. On lui préféra un écrivain alors fameux, Georges Cerbelaud-Salagnac et son roman « Sous le signe de la Tortue » pour inaugurer la collection. Et, pensait-on, lui donner les meilleures chances de réussite.
On connaît la suite : le « Bracelet » remporta immédiatement un incroyable succès. Rapidement épuisé et réédité, suivi du « Prince Eric », puis, fâcheusement, de « La Mort d’Eric », il connut une première résurrection dans « La Tache de vin ». Beaucoup plus tard, vint « Eric le magnifique » (que je ''sollicitai'' beaucoup : l'éditeur en espérant une relance des ventes de la collection. "Business is business"), suivi assez vite de « Ainsi régna le Prince Eric  ». C’est là qu’apparaît Francis Cox, qui fut pour beaucoup dans l'élaboration du projet et qui lève le voile aujourd’hui, à l'occasion des 80 bougies, sur cet épisode et sur ce qui se passa dans les coulisses.
Tandis que « Sous le signe de la Tortue » est aujourd’hui bien oublié.
 
Mais qui est ce Francis Cox ?
 
Dans « Ainsi régna le prince Eric » le lecteur fait la connaissance d’un garçon ainsi nommé, sujet de sa majesté britannique, de deux ou trois ans plus âgé qu’Eric.
Tout d’abord, au hasard d’une sortie en mer où Christian d’Ancourt et Eric vivent un moment d’amitié et de liberté dans le fjord au large duquel se trouve Halsenoey Kloster, la sinistre prison dans laquelle l’affreux comte Tadek l’avait fait enfermer. Arrive un autre voilier qui fait avec eux une courte régate et dont Eric connaît le barreur. Il fait les présentations : Francis Cox, qu'Eric appelle aussi le ‘’Grand Meaulnes''. C’est tout ce qu’on sait de lui.
Plus tard, quand Eric décide de quitter Swedenborg pour rejoindre la France pour laquelle il a choisi de se battre, c’est à bord d’un sous-marin britannique qu’il doit, dans le plus grand secret, rejoindre Brest. Il a la grande surprise de découvrir à bord… Francis Cox, devenu lieutenant dans la Royal Navy, et qui y occupe le double poste, sensible, de navigateur-transmetteur. La traversée va être mouvementée : les nazis ont eu vent de l'affaire et la Kriegsmarine traque le sous-marin afin de le couler.
 
Si par un extraordinaire et malencontreux oubli vous n’avez jamais lu « Ainsi régna le prince Eric », si vous aimez les grandes pages de Marine, si vous avez le coeur bien accroché (et de nombreux mouchoirs) procurez-vous ce roman et rendez-vous directement à la page 325, et première du chapitre « H.M.S. Silkie ». A peine commencé, vous ne le lâcherez plus.
 
Dalens n’était pas marin, mais Francis Cox l’était. Car Francis Cox existe, il a réellement été sous-marinier et sa participation à ces pages a été capitale. Ses connaissances marines précises ajoutées au talent de Serge Dalens, nous entraînent, comme "La Mort d'Eric" dans les événements tragiques de 1940. Ce n'est plus du roman : on est dans un récit haletant.
 
Et tant qu’à faire lisez dans la foulée les huit pages suivantes, et dernières, du roman. Vous serez alors dans les plus belles pages de l’étonnant auteur qu’était Serge Dalens : il a beau tuer ses héros à toutes les pages, décorer les survivants, faire que son héros séduise par son charme et son courage jusqu’au dernier matelot, il frôle à chaque instant le mélodrame, tout en l'évitant, et il mêle pathétique et Histoire.
C’est la marque des grands écrivains.
 
Et maintenant, vous allez découvrir Francis Cox, le héros de roman mais aussi le complice de Serge Dalens dans l'écriture de ce roman.
 
Alain Gout
Ancien directeur des Editions Signe de Piste

 

 *

 

 

                                        Mes souvenirs de Swedenborg

 

Par Francis Cox.

 

 

 

 

Scout marin, chérissant la mer et la chevalerie, moi, Francis Cox, lorsque j'étais un petit Anglais, j’ai connu Eric. J’ai navigué avec lui dans la mer de Norvège, vogué autour de la forteresse en pleine mer comme Serge Dalens le raconte dans Ainsi régna le Prince Eric, le sixième tome de la saga. J’ai été heureux que l’on puisse découvrir, enfin, Eric et Christian vivant une vraie semaine de vacances, sans rappel des dures réalités de la guerre qui se préparait.
Eric invitait beaucoup. En principauté, il accueillait tous les scouts qui faisaient le voyage, le voyage mystérieux, presque mystique de Swedenborg. Pour lui, tout scout était un frère.
 Mon père était membre de la légation britannique. J’ai été reçu dans le grand chalet appelé La Villa, près de la mer. J’y ai maintes fois déjeuné, dîné et même dormi. J’ai connu Béar, le chien de montagne des Pyrénées blanc comme neige. J’ai entendu, charmé,  le piano sur lequel la maman d’Eric interprétait Le Matin et L’Ode au printemps de Grieg. Mais Eric jouait avec génie : l’entendre, quand il était en confiance, c’était partir pour des voyages lointains. Le ciel s’ouvrait, on savait qu’on avait appartenu à ce ciel-là, qu’on y retournerait pour y retrouver tous ceux que nous avions aimés, tous ceux qui nous avaient aimé, et qu’ils nous reconnaîtraient. 

 

 

Nous faisions souvent du bateau. L’été, le Skagerrak scintillait, silloné par ces modernes drakkars gréés en cotres ou en goélettes. Ils évoluaient gracieusement sous leurs splendides voiles ! 

 

Quel honneur quand le Nordlys* d’Eric, lors d’un tribord amure, vous cédait sa priorité, comme un salut ! Quelle fièvre m’a saisi quand, devenu officier de marine, et transmetteur, c’est sur mon sous-marin, le Silkie, qu’a embarqué le Prince retournant au combat dans l’est de la France après avoir échappé aux pièges en Mer du Nord, parcouru la Manche sous la protection de la Home fleet, et accosté au Quai des flottilles, à Brest… C’est la dernière fois que je l’ai vu, allant visiter nos blessés à l’hôpital de Brest et partant ensuite rendre compte au généralissime des décisions prises par les souverains scandinaves face à l’agression nazie. Je ne savais pas encore, à cet instant, que c'était la dernière fois que je le voyais.
Mais il vit toujours en moi. Et c’est pour qu’il vive encore que j’écris ceci, que je redis son nom que tant de familles françaises ont donné à leurs fils…Vive l’historien Dalens et vive le prince. VIVE ERIC. 

 

Lieutenant-commander Francis Cox
  
L’Aurore Boréale
 
*

 

 

Quand je participais à l'écriture de "Ainsi régna le prince Eric".

 

 
Par Francis Cox.

 

 

 

 

« Redis seulement mon nom et je vivrai » : cette promesse qui nous vient du fond des âges, de l’Egypte ancienne, célébrée par Jean-François Pays, est pour nous toujours vraie.

 

Le talent, un certain génie, même, de Serge Dalens, nom de plume choisi par un écrivain issu d’une illustre famille, étaient le secret pour nous raconter, avec tous ses mystères et toute sa magie, la saga de ce petit prince : non l’ange-enfant de Saint Exupéry qui sauve le pilote de la mort dans le désert et le conduit vers le puits idéal, mais l’ange adolescent, qui ne dépassa pas dix-huit ans parce qu’il accepta de mourir en défendant la France.
Nous savons ce que c’est qu’un petit état souverain : Vatican, Saint-Marin, Monaco, Liechtenstein, Andorre…Il est bon que les cartographes aient oublié Swedenborg, qui fit retour à la Norvège après cette deuxième Guerre mondiale où le roi Haquin, le Prince Olav, et toute la famille royale de Norvège se firent connaître par leur héroïsme.

 

Je savais que tout n’était pas dit lorsque notre cher Serge Dalens, historiographe  d’Eric, nous avait conté sa vie et sa mort.

 

Pour ce qui était de la trame du sixième et dernier tome, la recette était simple : il s'agissait de raconter des événements non relatés dans les quatre premiers, mais survenus :
a) avant l’invasion de la Norvège (Troisième partie, chapitre 1) ; b) entre le 23 mai et le 11 juin 1940.
En effet, dans le tome IV, Eric est le 23 mai avec Weygand qui l’envoie en mission ; il rend compte de sa mission le 11 juin et Weygand le laisse alors rejoindre le 10ème Spahis. En route, il sauve un enfant blessé sur une plage, puis, grièvement blessé lui-même, perd tant de sang qu’il meurt le 13 juin.

 

Mais certains mystères n’étaient toujours pas expliqués : qui était Yngve ? Quelles étaient ses origines ? Que disait la lettre qu’il avait écrite à Eric avant de mourir ? Pourquoi en avait-il pleuré ? Qui était Tadek ? Qu’avait fait Eric avant la déclaration de guerre ? Comment étaient morts les parents  d’Eric, etc ?
J’ai alors suggéré qu’Eric soit chargé par Weygand d’une mission auprès des trois rois scandinaves afin de connaître leurs intentions par rapport à Hitler et à la France et l'Angleterre.

 

Il fallait ensuite qu’Eric puisse retourner auprès de Weygand malgré la Luftwaffe et la Kriegsmarine. Plutôt qu’un retour en surface, j’ai proposé un retour de Norvège à Brest à bord d'un sous-marin, seul type de navire pouvant s'approcher de Swedenborg en toute discrétion. Du coup, j’ai été prié d’écrire la majeure partie de ce voyage !

 

En Norvège, j’ai navigué sur les bords du Skagerrak près de Twedestrand pour voir où ce sous-marin britannique pourrait prendre Eric à son bord. La nuit du 30 avril au 1er mai était bien une nuit sans lune (vérifié auprès de l’Institut météorologique norvégien). J’ai aussi été aidé par les conseils et précisions du directeur du musée des sous-marins britanniques, de construction différente des submersibles français.

 

L’épisode du banc de sable (une dune sous-marine) non mentionné sur la carte est authentique, de même que l’entrée en plongée dans le port de Brest (j’ai bien connu l’officier qui l’a fait secrètement aux aurores).

 

Pour ce qui est des personnages, pour ceux qui ''veulent tout savoir'', le lieutenant de vaisseau qui commande le sous-marin, Cyril Knight ( Knight veut dire chevalier) est inventé par moi : je lui ai donné les traits de Stephan Edberg très jeune (blond presque en brosse  voir google.fr).  Le second, Luke Daneshore, fut un de mes anciens scouts marins. L’officier torpilleur Patrick Rockhall est aussi un de mes anciens scouts marins, aujourd’hui colonel (issu des Spahis),  mais Rockall n'est pas seulement le nom d'une personne, c'est un rocher isolé de l'Atlantique nord, situé entre l'Irlande et l'Islande, à l'ouest de l'Écosse. Le rocher est bien connu des marins britanniques pour avoir donné son nom à une des zones du bulletin météorologique marin radiodiffusé par la BBC. Le statut des fonds océaniques environnants fait l'objet de revendications contradictoires de la part du Royaume-Uni, de l'Irlande, du Danemark (au titre des îles Féroé) et de l'Islande. Anthony More,  encore un scout marin ; Johnny (un jeune cuisinier du Ghana recruté par mon père, qu’Yves avait trouvé doué et très serviable ; Rory est le prénom d’un ami écossais,  fils d’un directeur d’école, qui avait sept ans quand ma mère, qui en avait seize, lui enseignait  le français. Etc, etc.

J'ai enfin présenté le Francis Cox du roman dans le chapitre qu'on pourrait appeler "Les vraies vacances d'Eric et Christian" p 201-217, estimant qu'ils s'étaient cherchés sans jamais se trouver (souterrains de Birkenwald, Halsenoey Kloster etc...) J'ai fait de Francis Cox un officier (de réserve) transmetteur, ce que j'ai été réellement, prenant passage sur plusieurs sous-marins. Je lui ai donné le visage d'Alain Fournier à l'époque du Grand Meaulnes.

Voilà, vous savez tout, ou presque, de ce qui s'est passé, pour ce qui est de ma contribution, au moment de l'écriture du dernier opus du "Prince Eric".


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En souvenir de Serge Dalens

Serge Dalens en 1937

L'auteur nous a expliqué lui-même, dans un article paru à l'occasion des 50 ans de la collection, comment il avait adopté son pseudonyme :

Pourquoi Yves de Verdillac prit-il le pseudonyme de Serge Dalens ?

Yves devait avoir une quinzaine d'années lorsqu'il rencontra Mme d'Alens. C'était une mystérieuse rousse aux yeux verts, toujours dans des voiles noirs, ne parlant à personne souriant encore moins. Sur son passage, on racontait que pendant la première guerre mondiale elle avait épousé un officier d'aviation et que le soir même de ses noces le malheureux jeune homme du interrompre sa permission, rappelé au front. Il n'en revint jamais. Le mariage d'Alens n'avait duré que quelques heures. Impressionné par la dame et son histoire, c'est son nom que choisit Yves lorsqu'on lui demanda s'il voulait signer sous un pseudonyme. Pour Serge, c'est tout à fait différent. Lorsqu'il avait 12, 13 ans, Yves avait dans sa classe un jeune Serge, mal bâti, souffreteux, et timide, la tête de turc de toute la classe. Serge était particulièrement gentil et peu rancunier : aussi Yves le prit sous sa protection et garda une grande prédilection pour ce prénom.

Serge Dalens

Document correspondant au texte ci-dessus mais de la main de Serge Dalens:




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Biographie et bibliographie de Serge Dalens (source Wikipédia)


Serge Dalens, pseudonyme d'Yves de Verdilhac, est né le 3 octobre 1910 à Albertville, en Savoie et décédé le 9 janvier 1998 à Saint-Cloud

Magistrat de profession, il est surtout connu pour ses nombreux romans, pour la plupart destinés à la jeunesse et de directeur de la collection « Signe de Piste» (1954). L'auteur a également utilisé les pseudonymes de François Thervay et de Mik Fondal, collectif avec Jean-Louis Foncine (Pierre Lamoureux). Serge Dalens comme Jean-Louis Foncine ont décidé d'être inhumés au petit cimetière de Malans (Haute-Saône) où leurs sépultures sont régulièrement honorées par les scouts en visite dans le Pays Perdu

Fils de Joseph de Verdillac qui est officier de l'armée française sous la troisième République puis sous le régime de Vichy il connaît un grand nombre de déménagements. Il découvre le scoutisme peu après la Première guerre mondiale, alors que son père est en garnison à Mayence. Études au lycée français de la ville sur la citadelle de Mayence. Il ne quittera plus le mouvement scout. En 1925, il arrive à Montpellier, passe son bac à seize ans et obtient le premier prix du concours général de littérature. Il s'oriente vers le droit, obtient sa licence en 1932, et, sur les conseils de son père, choisit la magistrature. Pour ce faire, il doit d'abord effectuer un stage comme avocat. Il prête serment à Nancy en 1932, y reste jusqu'en 1935, puis va à Strasbourg, où il est inscrit au Barreau du 30 juillet 1935 au 6 octobre 1937. Il quitte le Barreau à cette date et devient magistrat.

Il fait la connaissance de Pierre Joubert en 1933, alors que celui-ci fait son service militaire dans le régiment que commande le colonel de Verdilhac. Ils élaborent ensemble le scénario du Bracelet de vermeil. Son livre est publié en 1937 par les éditions Alsatia, une maison d'édition à Colmar (Haut-Rhin). Jeune magistrat à Dieppe, il visite régulièrement l'hôpital pour y rencontrer médecins et jeunes malades. Il en tirera l'inspiration des Contes du Bourreau. Cette année-là, il rencontre Jean-Louis Foncine par l'intermédiaire de Pierre Joubert et des éditions Alsatia.

Au déclenchement de la guerre, il est mobilisé comme sous-Lieutenant. Il obtient la Croix de Guerre. Démobilisé à la fin 1940, le Ministère de la Justice le détache au Ministère de la Jeunesse. Il est chargé de mission pour l'Enfance irrégulière et la Délinquance : Les Voleurs s'inspireront de cette expérience. Durant cette période, Yves se lie d'amitié avec un instituteur nommé Robert Jospin et il profite de sa fonction pour ne faire partir de nombreux jeunes au Service du Travail Obligatoire que sur le papier.

Il continue à écrire, publie La Mort d'Éric en 1943 et prévient son jeune lecteur dans une préface :

« Il ne s'agit plus d'un roman mais bien d'un récit. La fiction s'efface devant la réalité. L'histoire n'est qu'un fil doré, rehaussant l'indifférente tapisserie des faits. Le livre se termine mal. Le Prince n'est pas vengé, le lecteur n'est pas consolé. Les « grandes personnes » seront probablement mécontentes, car ces pages sont tristes, tristes comme la guerre qu'elles perdirent. Sans doute prétendront-elles que ce livre « n'est pas pour les enfants ». Or, je pense, moi, qu'un garçon de quinze, seize, dix-sept ans, est un garçon. C'est-à-dire un homme. Je pense qu'il n'y a pas de raison de le traiter à la paix autrement qu'à la guerre. De le traiter dans sa maison autrement qu'en ces jours de 40 où il courait dans les champs. De lui cacher la vérité. »

En 1945, il retrouve ses fonctions au ministère de la Justice et s'installe à Paris. Il poursuit sa carrière de magistrat, substitut du procureur au tribunal de Compiègne dans l'Oise pendant de longues années, Il terminera premier substitut du procureur de la République à Nanterre en 1983. Il devient responsable de la collection Signe de Piste avec Jean-Louis Foncine en 1954. Il le restera dans toutes les maisons d'éditions qui reprirent cette collection.

On doit notamment à Serge Dalens la saga du Prince Eric, qui parut en 6 volumes entre 1937 et 1992. Chaque ouvrage de cette fameuse série fut un best-seller. Sans cesse rééditée depuis sa toute première parution, les quatre premiers tomes, publiés aux Éditions Alsatia dans la collection Signe de Piste entre 1937 et 1946, ont totalisé le chiffre exceptionnel de 4,5 millions d'exemplaires vendus. Les deux tomes suivants, publiés en 1984 ont fait des scores plus modestes mais tout à fait remarquables (T 5 : 450 000 exemplaires) et 1992 (T 6 : 80 000 exemplaires). Une adaptation en bandes dessinées des trois premiers romans a été publiée en 1966 et 1967 dans l'hebdomadaire J2 Jeunes, avec des scénarios de Serge Dalens et des illustrations d'Alain d'Orange remplaçant les illustrations mythiques de Pierre Joubert.




Ses romans exaltent les valeurs traditionnelles de la chevalerie comme le courage, la fidélité, l'honneur, l'amitié ou le combat pour la justice. Perfectionniste, selon les dires de son ami Jean-Louis Foncine, ses romans s'ancrent dans un contexte solidement bâti, qu'il soit historique ou social. Le scoutisme occupe une grande place dans son œuvre. Dans ses romans, il a beaucoup utilisé son expérience de magistrat s'intéressant à la délinquance juvénile (Les Voleurs), aux ravages de la drogue (La Blanche) ou à la machine judiciaire (Les Enquêtes du Chat-tigre).

Œuvres:

  • Le Prince Éric, Signe de piste, réédition Fleurus

    Le Bracelet de vermeil, 1937
    Le Prince Éric, 1940
    La Tache de vin, 1945
    La Mort d'Éric, 1947
    Éric le magnifique, 1984
    Ainsi régna le Prince Éric, 1992

  • L'Étoile de Pourpre, Signe de piste, réédition Fleurus

    Les Prisonniers, 1959
    Les Lépreux, 1959

  • Les Voleurs, romans (Signe de piste, réédition Éditions de la Licorne)

    Les Enfants de l'Espérance, 1954
    Le Juge avait un fils, 1967
    Jimmy, 1977

  • 2 et 2 font… 5, roman d'espionnage, 1969, Signe de piste, réédition Fleurus

  • Les Contes du bourreau, 1943, Signe de piste, réédition Fleurus

  • La Plume verte et autres contes pour Roland, 1957, Signe de piste, réédition Fleurus

  • La Couronne de pierres, roman, 1982 (Résiac)

  • La Blanche, roman, 1987 (Prix de la P.E.E.P.), Éditions du Triomphe

  • L'Affaire Balzac, roman policier, 1967, Albin Michel, réédition Éditions Alain Gout

En collaboration avec Jean-Louis Foncine

  • Les Fils de Christian, contes et récits, 1977 Signe de piste, rééditions Fleurus

  • Le Jeu sans frontière, roman, 1947 (Signe de piste, Fleurus)

  • Les Enquêtes du Chat-Tigre, romans policiers (13 titres), Signe de piste, rééditions Éditions du Triomphe et Éditions Delahaye.

En collaboration avec Louis Simon

  • Les Aiglons de Montrevel, roman historique, 1959, Signe de piste, réédition Elor

En collaboration avec Dachs :

  • 6 foulards verts, roman, 1995, Elor

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Une collaboration amicale qui durera toute la vie : Pierre Joubert rencontre, alors qu'il effectue son service militaire en Alsace, le fils de son colonel, scout comme lui. Nait alors une amitié qu'ils vont partager avec Jean-Louis Foncine, autre scout parisien déjà lié à Pierre Joubert.Outre les nombreux romans qui vont naitre de cette amitié, la collection Signe de Piste connaitra un essor sans pareil sous leur direction et avec le maître illustrateur Joubert.




Ci-dessous un petit souvenir émouvant de l'envoi à
Pierre Joubert d'un dessous de bière sous forme de carte postale. La date est intéressante car Le Bracelet de Vermeil n'est pas encore paru.




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Mais tout n'est pas aussi facile que les compères l'avait imaginé et, une fois le manuscrit terminé, il faut trouver un éditeur. Les quelques documents d'époque ci-dessous témoignent de la recherche et des nombreux courriers échangés avant d'aboutir :

C'est en 1936 que Serge Dalens a présenté le Bracelet de Vermeil aux Editions de Gigord qui l'ont refusé!

Il l'avait écrit à 22 ans en 33/34. Serge Dalens l'a présenté en même temps à Bayard Presse et Alsatia Colmar (à ce dernier grâce au Père Lelong, un ami de son père, qui écrivait pour Alsatia). Le livre fut accepté le même jour par les deux éditeurs. Serge Dalens choisit Alsatia.

Le livre sortit en septembre 1937 sans numéro, d'une façon isolée ; devant le succès Alsatia voulut faire une collection et prit comme directeur Maurice de Lansaye bien connu alors comme écrivain sous le nom de Jacques Michel.

Cerbelaud-Salagnac, de retour d'un voyage aux USA et au Canada et bien connu des milieux «Scouts de France», fut choisi pour le titre n° 1 et Guy de Larigaudie, déjà célèbre, pour le n° 3.

Le Bracelet de Vermeil prit le n° 2 dans la nouvelle collection Signe de Piste.

Claude Marchal - 1987 dans : « Les Chemins de l’Aventure ».


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Quelques courriers d'époque témoignent du travail de l'auteur avec ses éditeurs:


      



        


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Le Bracelet de Vermeil : La rencontre entre Eric et Christian d’Ancourt au cours du camp d’été à Birckenwald en Alsace ; Ils vont vivre une incroyable aventure sur fond de vengeance tragique entre leurs familles. Eric devra choisir entre le devoir et l’amitié, sans compromis possible.


Le Prince Eric : Seul, entouré d’ambitieux, de traîtres et de lâches, le jeune Prince doit affronter l’infâme Comte Tadek, son premier ministre. La patrouille des Loups va-t-elle découvrir la machination de ce dernier pour s’assurer le pouvoir ?


La Mort d’Eric : Engagé dans l’armée française au cours du conflit mondial de 39/40, le Prince nous fait participer à la vie de ces jeunes gens jetés dans une guerre sans pitié. Il va trouver la mort à 18 ans.


La Tache de Vin : Cet épisode se déroule après la victoire du Prince sur Tadek. Celui-ci,banni de la principauté, demeure un danger permanent. De l’aventure sur fond de Méditerrannée avec Jean-Luc l’ami secret d’Eric, Jef le courageux page et les Loups.


Eric le Magnifique : Ce chapitre inédit dévoile le passé du jeune Prince. Comment il a failli perdre son trône et la vie par les odieuses machinations du comte Tadek. Comment il gouverna et comment il parvint à sauver son jeune ami Silvio d’un destin tragique.


Ainsi régna le Prince Eric : Ce récit débute avec la naissance d’Eric et d’Yngve, il s’achève sur le retour du corps d’Eric mortellement blessé en Lorraine. On retrouve à travers des différents chapitres les personnages qui ont fait partie de sa vie et qui demeurent présents à ses côtés. Un livre qui vient clore la saga avec de nombreuses aventures et anecdotes.



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Je me souviens de ma première rencontre avec Dalens, voici bientôt six ans. Sans doute parce qu'elle fut plutôt difficile. Foncine, on arrive à le joindre au téléphone, à lui parler, à le voir, mais Dalens! Il n'est jamais au bout du fil, ne répond guère aux lettres, et se montre moins avare de compliments que de rendez-vous.

A l'époque, je préparais une thèse sur la « Littérature de Jeunesse », et devais poser de multiples questions à ceux dont les œuvres ont exercé une influence évidente sur nombre d'adolescents. Je lui postai donc une lettre bien polie, aux bons soins du SIGNE DE PISTE. La réponse tarda. Et quand elle vint, ce fut pour m'apporter une première déception : le «maître, souffrant et surchargé, ne pouvait recevoir. » Je laissai passer un délai raisonnable, et revins vainement à la charge. Enfin, comme je m'obstinais, je fus invité à m'adresser à Jean-Louis Foncine qui, tout aussi bien que lui, sinon mieux, saurait répondre à mes questions.

Je fis donc le siège de Foncine qui fut pour moi un médiateur suffisamment persuasif, puisqu'un beau matin d'avril, je me retrouvai dans un petit bureau de la rue Cassette (ne le cherchez pas, la maison n'existe plus !), en face d'un grand bonhomme au cheveu rare et gris, à l'œil bleu et à l'air fort ironique, qui semblait vouloir réclamer le prix de mon insistance.

A l'occasion, je ne manque pas de toupet. Mais le père du Prince Eric prenait manifestement plaisir à vouloir m'embarrasser. Et j'ai failli l'être jusqu'au moment où un sourire inattendu a éclairé un visage qui n'avait plus du tout envie de paraître sévère et lointain.

Péniblement, la conversation s'était quand même engagée...

— ... Serge Dalens, je voudrais que vous me parliez de vous...

— Vous avez du temps à perdre !

— Non, mais vous m'intéressez.

— La curiosité est un vilain défaut.

— Peut-être me répondrez-vous quand même. Dites-moi : votre première œuvre a bien été Le Bracelet de Vermeil. Vous l'avez écrite en quelle année ?

— De 33 à 35, en trois ans. Ce n'est cependant pas la première œuvre, c'est la première éditée. J'avais commis quelques contes et nouvelles auparavant, mais c'est le premier roman.

— Vous n'êtes pas sûr des dates ?

— Non, parce que pour en être certain, il me faudrait des documents qui ont disparu depuis la guerre et qui pourraient me permettre de dire approximativement le mois où j'ai commencé, et celui où j'ai terminé. Je le déplore pour les contemporains et les anthologies futures, mais je ne pense pas que cela ait une grande importance.

— Je crois qu'au tout début vous avez travaillé avec Pierre Joubert ?

— Exact. Nous avons presque écrit le Bracelet ensemble. A l'époque, Joubert faisait son service militaire à Strasbourg, où j'habitais moi-même. Alors, tantôt j'allais le rejoindre à la caserne, tantôt il venait à la maison, tantôt nous sortions ensemble.

Je me souviens d'une séance à la Schutz, une fameuse brasserie de la non moins fameuse rue de la Mésange, où nous sommes entrés vers les onze heures du matin pour en ressortir largement passé minuit. Ce qu'on a pu engloutir comme choucroutes, salades de gruyère, potages à la tortue, bouchées à la reine, salades russes, crèmes fouettées et autres, c'est prodigieux !

— Vous êtes gourmand ?

— Très. Le travail, ça creuse !

C'est là qu'il s'est mis à sourire. Et la glace a été rompue. De lui-même il a continué :

— Le scénario a été pensé, bâti, et presque écrit en une seule nuit. Mais entre le scénario proprement dit et son développement, il y avait plus qu'une marge, et c'est ce que nous avons fait ensemble, Joubert et moi. L'écriture, pour finir, c'est ce qu'il y a de plus facile.

— Qu'est-ce qui vous a inspiré le thème du Bracelet?

— Aucune idée. C'est une histoire qui m'est venue comme ça dans la tête, et qui m'a plu. Par la suite, on a donné mille et une interprétations, mille et une explications. Quand j'étais très jeune et que je lisais les explications de Racine et autres auteurs classiques, je m'émerveillais de voir tout ce à quoi les professeurs, tout ce à quoi les maîtres, tout ce à quoi les docteurs avaient pu songer, tout ce que Racine, paraît-il, avait voulu évoquer, tout ce que Corneille avait voulu dire; j'étais émerveillé à la pensée que tout cela était peut-être vrai et peut-être faux. Ce fut pareil pour moi ! On a écrit sans rire, avec plus ou moins de fermeté, avec plus ou moins d'assurance, que cette histoire traduisait tel ou tel sentiment chez moi, telle façon de penser, telle manière devoir, tel ou tel besoin, — et ça m'a été très utile puisque cela m'a appris ce que je pensais, ce que je désirais, ce que j'espérais, ce que je craignais, et par la suite, j'ai presque fini par le croire... Au fait, vous préparez une thèse de doctorat ?... Pardonnez-moi !

J'ai voulu riposter par une mini-insolence, mais la sonnerie du téléphone ne m'en a pas laissé le temps.

Serge Dalens a très vite raccroché le combiné, et s'est levé.

— Ne m'en veuillez pas. Je dois partir. Vous aviez sans doute d'autres questions à me poser. Rassurez-vous, ce n'est que partie remise.

M. Dalens honore généralement ses promesses, mais à long terme. Juillet était déjà bien entamé, lorsque je reçus une invitation à dîner. J'étais ravi : ce coup-ci le gibier ne m'échapperait pas. Nouvelle déception ! Il y avait foule à Saint-Cloud, et les plaisirs de la conversation avec une vingtaine de personnes, si charmantes soient-elles, ne remplaçaient pas ceux de l'interview sans cesse promise et différée : certes, j'ai fait la connaissance de sa famille — une femme, six enfants, un chien, deux chats, une tortue, des poissons et quelques autres bestioles de qualité. J'ai passé au jardin un agréable moment, à rêver sous les étoiles. Seulement, je n'étais pas venu pour ça.

— ... Décidément, m'a dit l'hôte au moment où je prenais assez froidement congé, nous n'avons guère eu loisir de converser (M. Dalens s'exprime avec une extrême courtoisie quand il se moque du monde), partez-vous bientôt en vacances ?

— Oui, certes, mais fin septembre, je m'embarque pour le Maroc. Deux ans de service militaire dans la coopération, comme professeur au lycée de Tétouan. Alors, du train où vont les choses...

— Bon. Si vous êtes libre début septembre, faites-moi signe. Cette fois, quoi qu'il arrive, nous prendrons tout le temps qui vous sera nécessaire...

Eh bien, il a tenu parole ! Je commençais à préparer mes bagages lorsque je reçus un pneu ainsi rédigé: «... Ne deviez-vous pas me donner de vos nouvelles? Rendez-vous à Saint-Cloud vendredi prochain à quinze heures pour le week-end. Apportez votre brosse à dents. S.D. »

J'arrivai à quatorze heures cinquante — je m'en souviens, j'ai regardé ma montre. Dalens m'accueillit comme s'il m'avait quitté la veille, me désigna le coffre de la voiture où se trouvait déjà son sac de voyage, et me tendit les clefs.

— Aimez-vous conduire ? Moi, de moins en moins. Si le cœur vous en dit, vous me rendrez service... Prenez l'autoroute du Sud.

Il avait mis la radio et se taisait. Je ne savais pas où nous allions et n'osais le questionner. Finalement, passé l'embranchement de Fontainebleau, il se décida :

— Connaissez-vous le Pays Perdu ?... Nous y arriverons vers huit heures.

— Vous m'emmenez à Malaïac ?

— J'ai ce plaisir. Mais je vous trouve bien silencieux. Je croyais que vous aviez des tas de choses à me demander...

Un-comble ! J'attaquai aussitôt :

— Ce Bracelet, pour qui l'avez-vous écrit ?

— Pour moi. Le premier livre, c'est toujours pour soi, le deuxième c'est pour prouver aux amis que l'on est capable de continuer, et le troisième, c'est pour le libraire.

— Jamais pour les jeunes ?

— Si, toujours. En filigrane.

— Vous aviez quel âge, à l'époque ?

— Vingt-deux ans et toutes mes dents. Vous voyez, j'arrive à me rappeler certaines dates.

— Vous avez été scout ?

— Oui. Eclaireur Unioniste à treize ans, scout à quinze. Mayence et Montpellier. C.P., puis Chef de Troupe comme Joubert et Foncine.

— Vous vous connaissiez tous les trois ?

— Pas encore Foncine, seulement Joubert.

— Et Joubert connaissait Foncine ?

— Oui.

— Lorsque vous avez écrit Le bracelet de vermeil, et ensuite Le prince Eric, écriviez-vous avec une intention ?

Vouliez-vous exprimer des idées personnelles, combattre quelqu'un, ou détruire quelque chose ?

— Oh, je n'aime pas détruire ! J'ai commis des erreurs, mais j'ai essayé de ne jamais détruire dans ma vie. En écrivant, je me suis d'abord fait plaisir à moi-même. Par la suite, j'ai appris que j'avais voulu donner aux lecteurs l'ami que je n'avais pas eu, c'est-à-dire Eric. Quant à Christian, son modèle a bel et bien existé. Il a réellement eu l'âge, le visage, le caractère, que je lui ai donné. Les autres aussi, d'ailleurs. Indirectement, tous m'ont beaucoup aidé à raconter cette histoire...

Il s'interrompt un instant pour contempler le paysage.

Le ciel gris habille le Morvan d'un automne précoce, et les premières gouttes de pluie s'écrasent sur le pare-brise.

Songeur, Dalens reprend :

— Oui, j'ai d'abord voulu me faire plaisir. Mais aussi dépeindre une forme d'amitié réconfortante pour des jeunes qui se sentaient isolés et sans amis.

— Vous ne trouvez pas cette amitié un peu trop sentimentale ?

— Non. Treize, quatorze ans, ce n'est pas l'âge de l'amour, c'est celui de l'amitié. Amitié parfois excessive, parfois exclusive, mais la seule que les garçons de cet âge puissent reconnaître comme telle, la seule susceptible de les émouvoir, la seule qu'ils désirent vraiment partager.

— Vous-même, Serge Dalens, l'avez-vous connue, cette amitié ?

La question est indiscrète. Je me demande quelle sera sa réaction. Il répond tranquillement, sans paraître s'offusquer :

— Non. Au fond, c'est peut-être la vraie raison de cette histoire...

La pluie frappe toujours les vitres. Le vent souffle en tempête, la nuit s'installe avant l'heure. A Dijon, il prend le volant, traverse la ville, se dirige vers Gray. On bifurque après Arc-sur-Tille, et encore à Pontailler. La pluie redouble. Voici Pesmes — le Vesmes du Relais de la Chance au Roy, et Malaïac, qui sur la carte, s'orthographie Malans.

Une grange sert de garage. Petite et encombrée, elle communique par une porte basse avec une première salle. Nous pénétrons, et je m'arrête, surpris. L'intérieur de la maison ne correspond guère à ce que l'on en voit du dehors. C'est vaste, lumineux, meublé de vieux chêne. Sur la table de ferme, le couvert est mis pour deux. Vieilles faïences, argenterie.

Nous franchissons le seuil de la pièce voisine. Le feu nous y accueille, un feu de bûches brûlant dans un âtre surélevé. Machinalement, je regarde le plafond aux poutres centenaires, et je m'étonne encore :

— Je ne suis jamais venu ici, et pourtant j'ai l'impression de connaître cette maison...

— Forcément, puisque vous avez lu Les Galapiats de la rue Haute. Vous voici dans le vieux presbytère loué par le bon juge Mercadier, et, comme disent les gens de robe, devenu par bénéfice ma propriété. Nous visiterons plus tard ; maintenant, venez dîner.

Nous sommes seuls à table. Tout est prêt, mais nous ne voyons personne : l'auberge de la Belle au bois dormant.

J'avale ma soupe en silence. Une vraie soupe paysanne, où l'on pêche un peu de tout.

Les battements de l'horloge — une véritable Comtoise — emplissent la pièce. Je couvre sa voix en réattaquant :

— Pour vous, l'histoire est-elle plus importante que les personnages ?

— L'histoire ne peut vivre qu'en fonction des personnages. S'il n'y a pas de personnages, il n'y a pas d'histoire, et si les personnages ne sont pas très marqués, très typés, l'histoire ne peut s'imposer.

— Qu'est-ce qui vous paraît le plus important ? L'action ou la psychologie ?

— L'une est inséparable de l'autre.

— Cependant, des personnages sans grand caractère peuvent agir beaucoup.

— Comment peut-on agir beaucoup, si l'on a peu de caractère ? Alors, ce sont des mouches dans un bocal.

— Il y a beaucoup de mouches sur terre...

— Je n'ai pas désiré présenter des mouches dans ou hors bocal, aux lecteurs.

La réponse est sèche. Mais Dalens a un sourire charmant pour remplir mon verre d'un Arbois doré.

Bravement, je poursuis :

— Vos héros appartiennent-ils à une époque déterminée ou à toutes les époques ?

— Ceux du Bracelet? Ce sont des garçons de toutes les époques. Ils sont habillés comme on l'était au temps où ils vivaient, mais ils sont de toutes les époques, car l'adolescence est toujours semblable à elle-même.

— Et pourtant, ils vivent dans des décors que l'on vous a reprochés ?

— Exact. C'étaient au moins ceux de la sincérité ; c'étaient ceux que je connaissais ou ceux dont, il y a bien des années, je pouvais rêver. Je dis, il y a des années. Aujourd'hui, c'est différent. Les Voleurs et L'étoile de pourpre sont là pour en témoigner.

— Aujourd'hui, vous seriez de quel bord ?

— Qu'entendez-vous par là ?

— Avant et pendant la guerre, vous regardiez beaucoup vers l'Allemagne. Aujourd'hui, vous regarderiez quelle puissance, quel parti, quel groupe?

— Quel rapport cette question a-t-elle avec la littérature de jeunesse ? Avant la guerre, comme mon ami Foncine, j'ai admiré le courage, l'énergie, le sacrifice pour ne pas dire les sacrifices, d'une partie de la jeunesse allemande, tout en trouvant ces efforts terriblement mal orientés et dangereux. J'ai estimé qu'il convenait de prendre chez nos jeunes voisins ce qu'il y avait de meilleur, tout en se gardant soigneusement du reste, et en le disant, parce que l'Allemagne — Foncine et moi nous l'avons pensé bien avant que l'on en parle aujourd'hui — parce que l'Allemagne, comme la France, fait partie de l'Europe, et qu'aucune Europe ne peut tenir debout sans l'Allemagne et la France. J'ai aussi regardé du côté de l'Allemagne, parce que j'y ai vécu une partie de mon enfance, et que je me suis naturellement intéressé au pays, à ses habitants, à ses problèmes. Relisez donc la Préface de l'édition allemande de La mort d'Eric, écrite il y a vingt ans, et vous verrez si, comme on l'a dit avec une parfaite mauvaise foi, je fais l'apologie de la violence et du nazisme ! (Cette Préface se trouve (en français) à la fin de l'édition française de La mort d'Eric).

Je crois que rien ne touche davantage Serge Dalens que la méchanceté gratuite ou la mauvaise foi. Mieux vaut changer de sujet.

— Chez Foncine, on trouve toujours la révolte contre l'adulte, et chez vous l'amitié...

— La révolte envers les adultes existe aussi chez moi, mais pas contre tous. Je me demande si chez Foncine, la révolte contre l'adulte n'est pas un peu systématique. Encore qu'il décrive des grandes personnes fort sympathiques. Chez moi, ce n'est pas systématique du tout : je différencie volontiers.

— Il y a les bons et les méchants ?

— Ne soyons pas si tranchés. II y a ceux que l'on aime suivre et ceux que l'on voudrait tenir éloignés.

— Attention, danger ! En parlant ainsi, n'approuvez-vous pas secrètement ce fameux culte du chef et du héros, si déprécié aujourd'hui ?

Cette fois, la réponse part comme une flèche :

— Le héros est nécessaire. Les jeunes ont besoin d'actes héroïques, besoin de pouvoir estimer les adultes qui, hélas, ne leur donnent guère de motifs d'estime. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est un psychiatre qui l'affirmait l'autre soir à France-Inter, lors d'un débat avec Julien Besançon, sur filles et garçons de quinze ans. Et puis, vous le savez bien, on ne s'appuie vraiment que sur ce qui résiste.

— Admettons. Vous appréciez donc Foncine ?

— Pardon?

— Je vous demande si vous goûtez l'écrivain Foncine.

— Si je ne l'appréciais pas, nous n'écririons pas ensemble, et les Enquêtes du Chat-Tigre n'auraient sans doute jamais vu le jour. Connaissez-vous ce mot de Ingres : « Avec du talent, on fait ce qu'on veut ; avec du génie, on fait ce qu'on peut.»? Foncine a du génie souvent, et du talent quand il lui plaît. Je suis terriblement maniaque et scrupuleux. Lui va droit à l'essentiel sans trop se soucier du détail.

Le repas s'achève, et nous revenons devant le feu. Je contemple un inédit de Joubert éclatant de couleurs et de vie, tandis que résonnent les premières notes du Concerto de Schumann. M. Dalens tire d'une vieille armoire des gobelets de grès et une bouteille d'aspect non négligeable.

— Vous avez entendu parler du Marc-à-Minouche, dit-il en faisant bonne mesure. Voici qui vous permettra de juger par vous-même...

... Seigneur ! Une véritable arquebuse!

— Le velours du rasoir, n'est-ce pas ? sourit Dalens, plus narquois qu'apitoyé. Ne vous interrompez pas, j'écoute.

Il se moque ouvertement de moi, maintenant ! Mais je vais lui rendre la monnaie de sa pièce.

— Vous êtes un auteur scandaleux...

— Plaît-il?

— Oui, Par la rupture que vous avez créée dans la littérature de jeunesse, vous êtes un «auteur scandaleux ». Car, quoi que vous en disiez, vous êtes en réaction contre le « monde poussiéreux des adultes ».

— Alors, je suis réac, maintenant ? Le monde poussiéreux des adultes, mais non, mais non ! Il ne faut ni systématiser, ni schématiser. Quantité d'adolescents sont déjà des vieillards, et nombre d'adultes, oublieux de leur date de naissance qui s'éloigne à grands pas, seront toujours jeunes. II ne faut pas viser les adultes en tant que tels, mais seulement ceux qui se prennent pour des personnages et ne sont que de grandes personnes ennuyeuses. Contre ceux-là, certainement oui, mes héros et moi-même nous sommes en réaction, mais pas du tout contre les adultes en général.

Je sens que le Marc-à-Minouche m'incite à lui demander la catégorie à laquelle il pense appartenir. Mais l'impertinente question ne passera pas mes lèvres. La porte qui donne sur le jardin vient de s'ouvrir, et un groupe compact surgit dans la pièce.

— Heureusement, il fait beau ! déclare en s'ébrouant, un garçon que je reconnais pour le plus jeune des enfants Dalens.

Il est escorté de deux autres galapiats de treize ou quatorze ans qui se ressemblent comme deux gouttes d'eau — les jumeaux Foncine — de plusieurs jeunes personnes de l'autre sexe, et de quelques moutards locaux de moindre importance. Paraît enfin une ravissante brunette en Jean qui se plante devant moi et me dit:

— Alors, il était bon, mon dîner ? C'est moi qui ai fait la cuisine. Et tout de suite, on va se taper la vaisselle.

Oh, tu peux m'aider ! Johnny Halliday a bien rincé les verres avec moi... Qu'est-ce que tu es en train de picoler ? Marc-à-Minouche ? Je vois : le père, il veut t'empoisonner.

C'est Isabelle. Devant mes yeux passe la dédicace des Galapiats de la rue Haute : «A nos derniers galapiats bien-aimés, Olivier et Thierry, Isabelle et Rémi... » Voici donc la fine fleur de la progéniture Fondai, c'est-à-dire Olivier et Thierry Foncine, Isabelle et Rémi Dalens. A la vérité, Dalens ne se nomme pas plus Dalens que Foncine ne s'appelle Foncine. Mais quelle importance ?

Isabelle, je ne l'ai rencontrée qu'une fois à Saint-Cloud. Ça ne l'empêche, ni de me tutoyer, ni de me diriger avec une exquise autorité vers la plonge.

— L'interview du grand homme, ça suffit pour ce soir. Vous remettrez ça demain. D'ailleurs Foncine et l'abbé Jacques vont rappliquer d'une minute à l'autre.

Chère Isabelle ! Elle ne m'a pas fait grâce d'une petite cuiller. Les pouvoirs délégués par sa mère ne sont pas tombés en quenouille, oh non ! Elle consent tout de même à me libérer lorsque Foncine et l'abbé Jacques — autrement dit Jean Valbert, auteur et conseiller privilégié du SIGNE DE PISTE, font leur entrée. Foncine me salue d'un : «— Pauvre jeune homme, te voici au pouvoir d'Isabelle, tes malheurs ne font que commencer. » L'abbé, lui, ne semble pas croire à l'imminence d'une quelconque catastrophe. Ce qui l'intéresse, c'est le brochet qu'il vient de sortir de l’Ognon et avec laquelle, vu sa taille exceptionnelle, il s'est aussitôt fait photographier.

Délaissant le Marc-à-Minouche, tout ce joli monde se rue sur les cerises à l'eau-de-vie, une prune extraordinaire — je la goûterai bientôt — ou la liqueur de sapin. Filles et garçons s'installent sur un tapis marocain qui sent encore la chèvre et le campement. MM. Valbert, Foncine et Dalens échangent divers propos et décident aussi sec de faire bénéficier le lendemain soir un certain Hôtel de France de leur pratique.

— Tout le monde au lit ! déclare enfin Dalens. Rémi va vous conduire à vos appartements, ajoute-t-il en se tournant vers moi. Petit déjeuner à neuf heures. Ça va ?

... Ça va. Me voici seul dans une grande chambre ouvrant sur une terrasse couverte. Je ne songe pas longtemps à ce que j'ai dit et à ce que je veux dire encore, car presque aussitôt je m'endors.

... Il est neuf heures. La pluie a cessé, le jardin est plein de fleurs. On frappe à la porte : c'est Rémi.

— Salut, Alain! Tu es prêt?... Oui, alors à la soupe, Papa t'attend.

— ... Ces jeunes gens sont bien familiers, soupire un instant plus tard M. Dalens. Vous les excuserez, Monsieur. Ceci fait partie des risques de l'expédition.

Il se moquera toujours ! Mais je ne lui passerai rien, répondra à toutes mes questions, ou déclarera forfait.

... Nous voici à nouveau en voiture. De longues croupes, noires de forêts profondes et mystérieuses souhait, dominent un lacis de champs et de pâtures. A chaque détour, la rivière est là, mystérieuse... L'automne attaque sa grande symphonie en rouge et or. Les villages succèdent aux villages, et leurs curieux clochers à bulbe redisent à l'étranger que s'il est toujours en Bourgogne, le voici dans la fière Comté, si proche et pourtant si différente du Duché...

Non ! Je ne succomberai pas au charme du pays et de ceux qui l'habitent. Je ne suis pas un «fan» du SIGNE DE PISTE, moi. Je suis là pour questionner, pour savoir. Alain, réveille-toi et attaque !

Serge Dalens, vous avez dit un jour que votre génération avait été «mise sous clef». Votre enfance a-t-elle été pénible ?

Il riposte sans détourner la tête :

— Aucun rapport. Je souhaite à tous des parents aussi bons que les miens.

— Alors élevez-vous vos enfants comme vous y avez été?

— Non, bien sûr, car les temps ne sont plus les mêmes. Je ne suis pas leur copain, j'espère être un peu leur ami. Aujourd'hui, enfants et adolescents sont mieux préparés à la vie, mieux armés pour la lutte que ne l'ont été ceux de ma génération.

— La lutte contre qui ?

— Contre eux-mêmes d'abord. Contre ceux qui leur refusent vérité et liberté, ensuite. Car l'une est inséparable de l'autre. C'est pourquoi je n'aime pas les livres qui traitent les enfants en bébés, et les adolescents en enfants. Toutes les vérités sont bonnes à dire, seulement il y a façon et façon. Vous n'étiez pas né que j'écrivais déjà : «... Sans doute les grandes personnes prétendront-elles que ce livre n'est pas pour les enfants. Or, je pense, moi, qu'un garçon de quinze, seize, dix-sept ans, est un garçon. C'est-à-dire un homme. Je pense qu'il n'y a pas de raison... de lui cacher la vérité. Je pense qu'il peut tout comprendre, aussi bien, mieux peut-être qu'une grande personne, précisément parce qu'il allie pour un temps très court la générosité de l'enfant à la vigueur de l'homme. Parce qu'il sait tout ce qu'on lui cache, et n'en dit rien... » Aujourd'hui, je répéterais la même chose pour les treize-quatorze ans, et je redirais comme pour leurs aînés : «... Les jours vont vite, les années roulent. Avant d'être un homme, apprends à regarder les grandes personnes en face. » (La Mort d'Eric, Avertissement -1942).

— Très bien. Par conséquent vous admettez que la littérature de jeunesse traditionnelle est conformiste, qu'elle sent l'eau de rosé, la salle de classe, voire même jusqu'à ces derniers temps la sacristie ?

— J'ai toujours aimé l'odeur d'encens. Mais, pour affirmer plus vite, vous généralisez à outrance. Il y a des époques où, effectivement, cette littérature baignait dans la guimauve. Mais ce n'était pas toute la littérature. Ce soir, avant de vous endormir, jetez donc un coup d'œil sur Le Journal des Voyages. Vous m'en direz des nouvelles. Et pourtant, ça se passe au siècle dernier. Je vous concède La Semaine des Enfants et Le Magasin Pittoresque... Mais vers 1890, L'Ecolier Illustré était à la pointe du progrès. On y trouvait déjà, découpées en épisodes, Les aventures du capitaine Corcoran et Cuore (Cœur, histoire d'un écolier italien), qui occupe encore une place d'honneur dans tous les Festivals internationaux de littérature de jeunesse. Sans oublier une aimable publicité pour un volume «dédié aux enfants des écoles primaires», lequel est intitulé, je cite de mémoire : «Les causeries du Juge de Paix ou les Contraventions illustrées et expliquées aux enfants (et aux gens du monde)». (L'Ecolier Illustré, mai-juillet 1890.) Une heure entière ne me suffirait pas pour citer des titres d'ouvrages qui vous surprendraient. Le mépris très réel manifesté en France pour la littérature de jeunesse, mépris assez propre à notre pays, relève d'une évidente incompréhension de l'enfance et de l'adolescence. Certains éditeurs n'acceptent que des histoires aseptisées, censurées et recensurées qui infantilisent le lecteur. On reproche aux auteurs de jeunesse pris en bloc de faire de la sous-littérature : en sont seuls responsables ceux qui acceptent de masquer la vérité. Ils ne sont pas dignes de leurs lecteurs. Mais la plus grande part de responsabilité incombe à l'éditeur, c'est-à-dire à un homme ou à une société qui ne connaît rien à la jeunesse, qui souvent ne, l'aime pas, et ne cherche qu'à gagner le maximum d'argent possible, en reléguant trop facilement à l'arrière-boutique le véritable aspect moral de la question. Certes, le métier d'éditeur est très difficile, très risqué, mais l'amitié de l'auteur jointe à la confiance du lecteur, ça paie toujours.

— On vous a souvent attaqué, et vous ne répondez jamais. Pourquoi?

— D'abord parce que j'ai des amis qui s'en chargent. Ensuite parce que les critiques qui me touchaient jadis, me laissent aujourd'hui complètement indifférent. En revanche, je remercie ceux qui me font des remarques sincères et justifiées, dont je tiens toujours compte.

La voiture a stoppé près d'une ancienne voie romaine. Promenade et discussion se poursuivent à pied. Cet homme, je voudrais le voir cesser de sourire, le sentir embarrassé, agacé... Mais non : le ton est toujours égal, presque sans chaleur. Au fond, il reste sur la défensive, ne livre rien qu'il veuille garder secret, et ne le laisse point paraître.

Serge Dalens, lorsque vous situez vos romans à l'époque actuelle, vos héros sont toujours des bourgeois : juges, médecins, militaires, hobereaux, policiers... Pas d'intellectuels, pas d'ouvriers, peu de paysans... Pourquoi?

— Parce que j'ai dépeint ce que je voyais ou ce dont je rêvais. Vous faites allusion au Prince Eric, parfait. Mais pourquoi passer sous silence le cadre et les personnages des Voleurs ? Je décris ce que je connais, ce que je sais. Vous parlez des ouvriers. Ce serait leur faire injure de n'offrir d'eux qu'une caricature, sous prétexte que l'on n'a pas suffisamment vécu ensemble. Et les intellectuels ! Vous me décevez, Alain. Un médecin, un juge, c'est quoi ? Un intellectuel serait-il pour vous un philosophe à l'état pur ? Dans ce cas, il n'est pour moi qu'un bavard d'autant plus dangereux qu'il n'assume à peu près jamais les conséquences de ses propos.

— Alors, quelle importance accordez-vous aux valeurs chrétiennes dans vos propres romans, ainsi qu'à ceux que Foncine et vous publiez comme Directeurs de Collections ?

— Très grande. Mais la question me paraît posée de façon trop étroite. Disons plutôt «valeurs religieuses ou spirituelles ». Car l'homme est un « animal métaphysique ». La religion doit épanouir, rassurer, et non pas étouffer.

— On dit que vous êtes un homme du passé, préférant le culte paisible des morts aux inquiétudes du présent.

— Faux. Un pays doit s'appuyer sur ses morts, et non s'endormir sur eux. Je déteste les jérémiades, couronnes, cérémonies commémoratives et autres qui entourent le culte des morts «pour la patrie» ou «pour la bonne cause », la définition de la bonne cause étant bien entendu laissée à la discrétion de chacun. Ces manifestations me paraissent la fleur la plus épanouie de l'hypocrisie humaine, car ceux-là mêmes qui tiennent ces discours, ne font généralement rien pour empêcher d'autres victimes. La jeunesse, elle, doit bâtir sa vie. Rien au monde ne se construit sans efforts, et il faut que les jeunes découvrent eux-mêmes cette vérité.

— Croyez-vous les y aider ? Vous savez bien que les aînés ne vous lisent plus.

— Erreur encore. Ceux que vous appelez les aînés — ils ont quatorze, quinze ans, parfois seize — lisent à la fois Camus, Bernanos, Sartre — beaucoup moins — Michel de Saint-Pierre, Raoul Walsh, Gide, Malraux, Rilke, Baudelaire, Rimbaud, Cronin, Saint-Ex, Lartéguy, Steiner, Gheorgiu, Steinbeck, Hemingway, Huxley, Cocteau, Dostoïewski, Anouilh, Giraudoux, Balzac, Zola, Stendhal, Kipling, Tournier, Joffo, Thomas Mann, Bernard Thomas, Lautréamont, Matzneff, Soljénitsyne, Teilhard de Chardin, Boris Vian, Servan-Schreiber — mais oui ! — Michel Déon, Freud, Proust, Wilde — Le portrait de Dorian Gray — Maurois, Montherlant, Sade — en douce ! — Mao, Sollinger... j'interromps le catalogue, car il y en aurait beaucoup tropet en même temps Paul Berna, X.B. Leprince, Pierre Delsuc, Jean-Claude Alain, Bruno Saint-Hill, Robert Alexandre, Jean-Louis Foncine, Jean-François Pays et tutti quanti... la liste en serait presque aussi longue. D'ailleurs, si on ne nous lisait plus, on nous achèterait moins, ce qui n'est pas. Vous me demandez si je pense aider les jeunes à construire leur avenir. Sincèrement, je le désire et je le crois. Ne serait-ce qu'en les incitants à ne jamais oublier « la petite fille Espérance » chère à Péguy. Laissons tout ça et rentrons déjeuner. Nous continuerons après, si le cœur vous en dit...

*

... Oui, il y a de cela bientôt six ans, et je m'en souviens comme si c'était d'hier. Depuis, j'ai revu souvent Dalens, Malans et la Comté, car nous sommes devenus amis. Une amitié solide, mais difficile, car il ne cède pas facilement, et moi non plus. J'avais abordé la Collection avec d'évidentes préventions. La plupart ont si bien fondu, que me voici embarqué à mon tour sur le navire du SIGNE DE PISTE. J'ai commencé d'écrire un roman qui sera sûrement très contesté, même s'il se révèle d'aventure un livre « magique », comme Le Bracelet. Benjamin de l'équipe, je m'occupe d'un tas de choses en général, de la FUSEE en particulier, et on n'imagine pas le mal que ça peut donner ! Maintenant je sais que le SIGNE DE PISTE n'est pas une chapelle fermée, une chasse gardée. Que n'importe qui peut y entrer, à la seule condition de savoir parler aux jeunes et de leur offrir des raisons d'espérer.

Serge Dalens, il est vrai, n'écrit pratiquement plus, et la parution de Jimmy est repoussée de mois en mois, d'année en année. Nous en avons encore parlé cet été, un soir où nous dînions « en famille » à l’Hôtel de France, haut-lieu gastronomique du Pays Perdu. Tous les Dalens étaient là, petits et grands, qui avaient selon le rite réservé aux amis, commencé par défiler à la cuisine. Une fois la terrine aux morilles dégustée en silence, les langues s'étaient brusquement déliées. Philippe, l'aîné des garçons, retour d'Afrique Noire, de s'écrier :

— Enfin, Papa, ce Jimmy, le verrons-nous quand même un jour ? Au train où ça va, ton éditeur le fera figurer parmi tes œuvres posthumes! Toujours souriant, son père se tourna vers moi :

— Explique-leur, Alain. Ça me fatigue... surtout ici. Je n'ai rien expliqué du tout, car ils savent bien que les journées n'ont que vingt-quatre heures. Que Serge Dalens doit consacrer le meilleur de son temps à d'autres travaux, assez peu littéraires. Qu'en outre il est difficile de concilier le métier d'écrivain avec celui de Directeur de Collection, surtout quand cette Collection transite à intervalles irréguliers mais fréquents, entre la Roche Tarpéienne et le Capitole. Qu'avant de songer à soi, il faut se soucier des autres. Car il est loin, le temps du Bracelet...

Jimmy finira bien par réclamer sa place dans votre bibliothèque. Ce jour-là, je serai peut-être au bord de la rivière où il fait si bon se baigner, peut-être devant le grand feu de bûches, un gobelet de Marc-à-Minouche à la main. Et Dalens me dira :

— Tu vois, Alain, tout arrive à point pour qui sait attendre. Maintenant, j'ai bien envie d'écrire une nouvelle Mission sans fin...

 Alain GOUT


*




Je suis né le 3 octobre 1910 à ALBERTVILLE (Savoie), de père militaire et de mère provençale. J'étais ravissant, avec une couronne de cheveux blonds et de charmants petits points blancs sur le nez. Je fus élevé au sein, à la phosphatine Fallières et à la polente (polenta). J'eus la diphtérie, la rougeole, la scarlatine, les oreillons; j'attends encore la coqueluche. Délicat de la gorge, ma mère m'affublait d'étonnants cache-nez, et mes condisciples m'appelaient Totor.

Mon père étant soldat, je voyageai beaucoup. Ma vocation littéraire se révéla à PARIS, où j'écrivis à dix ans un drame historique, et s'affirma à MAYENCE, où j'ajoutai un sixième acte au Cid. Devenu scout, j'abandonnai partiellement le théâtre pour le roman, et je composai quelques nouvelles qui ne figurent malheureusement pas dans les anthologies.

Un jour, après avoir lu L'AVENTURE DU ROI DE TORLA, (de Jacques MICHEL – Collection Feu de Camp – éditions J. de Gigord.) je décidai de tenter ma chance, et ce fut LE BRACELET DE VERMEIL. Mais comme les grands génies sont destinés à demeurer longtemps méconnus, je promenai plusieurs mois le manuscrit de ce chef-d'œuvre d'éditeur en éditeur, sans découvrir celui qui consentirait à le publier. Enfin le SIGNE DE PISTE voulut bien l'accueillir, et je promis de faire mieux la prochaine fois.

On écrit d'abord pour son plaisir, ensuite pour celui de ses amis ou soi-disant tels, et enfin pour gagner des sous. Je ne fais pas exception à la règle. Aujourd'hui, heureusement marié et cinq fois papa, je bosse plus qu'un fonctionnaire des Finances, avec dans les oreilles la voix de mes malheureux enfants qui, dressés sur leur grabat, me crient : « — Papa, du pain ! ». Pour moi, la gloire littéraire n'est qu'un vain mot, si elle ne m'apporte aussi la piquette en semaine, les sardines-beurre le dimanche, et un coup de beaujolais aux fêtes carillonnées.

Notez que je n'en suis quand même pu à un timbre près pour répondre à ceux qui me font l'honneur de m'écrire. Mais, pavé de bonnes intentions, je me désespère en voyant le courrier s'entasser sur ma table, et ne sais plus par où commencer. Alors, « comme il n'y a pas d'affaires urgentes, mais seulement des gens pressés», je remets sans cesse au lendemain, accumulant sur ma tête, injures, factures et malédictions.

Physiquement, il y a quelque quinze ans, j'étais plutôt bien de ma personne. Maintenant il est vrai, des individus malveillants insinuent que les restes de mon opulente chevelure ont beaucoup blanchi, et que si je perdais deux ou trois dizaines de kilogs, l'élégance de ma silhouette ne pourrait qu'y gagner. Je méprise ces propos, assurément dictés par l'envie, mais j'en souffre. Chacun a ses faiblesses, et moi, j'ai ma petite coquetterie.

Depuis le 6 janvier 1952, je suis Officier d'Académie. Cette distinction méritée a couronné une existence entièrement vouée aux belles-lettres et à votre service. A part une longue et paisible retraite, je n'ai donc plus rien à désirer.

J'use pourtant mes dernières forces à préparer les nouveaux triomphes de la Collection SIGNE DE PISTE, dont Jean-Louis FONCINE et moi, sommes depuis peu les Directeurs. C'est drôle de nous voir tous les deux ensembles. Lui est petit, mince, pétillant d'intelligence et d'esprit, un peu l'Aramis des TROIS MOUSQUETAIRES. Moi, je suis grand, gros, muet d'admiration dès qu'il ouvre la bouche. Il règle en trois coups de cuiller à pot les affaires les plus délicates, et j'éprouve bien du mal à le suivre. Evidemment, nous ne sommes pas toujours d'accord, et nous avons parfois des mots.

Que vous dirai-je encore? Sans mon bon ange, j'aurai déjà vendu mon droit d'aînesse pour une jatte de mayonnaise, et je déplore chaque jour de ne compter aucun petit frisé dans ma famille. Mes cartons renferment les plans d'une dizaine de romans qui ne verront jamais le jour, puisque je ne suis capable d'en écrire un que tous les six ou sept ans. (On annonce LE JUGE AVAIT UN FILS pour 1960.) C'est évidemment fâcheux, mais je ne vois pas le moyen d'en sortir.

Et voilà. Mon passé n'a désormais plus de secrets pour vous. Ne me condamnez pas sur cette minute de sincérité, et agréez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments distingués.

Votre bien dévoué,

Serge DALENS
 La Fusée n° 3 – 1955




ON CHUCHOTE A PROPOS DE SERGE DALENS :

VOITURE — Lors de son passage à la Cour de Swedenborg, se fut à peine satisfait d'une Jaguar ou d'une Rolls-Bentley; mais revenu désormais à son Idéal démocratique bien connu, fait ses choux gras d'une simple 2 CV (quoique neuve).

MANIES — Parle, à l'occasion, un argot très pur, avec l'aisance d'un Procureur de la République qui aurait passé dix ans de sa vie à interroger des escarpes et des voyous.

- En se mariant voulait avoir quatorze enfants. Pas un de moins, pas un de plus. N'en est encore qu'à cinq : Françoise, Philippe, Renaud, Emmanuelle et Isabelle. (Puis quelques temps plus tard naîtra Remi).

- Dalens se fait aussi appeler « le chat » du nom de son totem scout (on voit cela dans certaines de ses dédicaces) il reprendra ce diminutif pour les fameuses enquêtes de Mik le « Chat-Tigre » (le Tigre  pour Foncine).




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En guise de conclusion





Cette année, le Prince Eric a eu 80 ans, l'année prochaine cela fera 20 ans que Serge Dalens nous a quittés. Laissons à Michel Menu ce dernier hommage à cet auteur exceptionnel et à son héros mythique :

Si les jeunes ont encore aujourd'hui le sens et le goût de l'aventure grand style, le sens et le goût de la chevalerie c'est pour une part considérable au Prince Eric qu'ils le doivent! Et surtout, bien sûr, à celui qui a su nous le faire connaître en beauté, le grand Serge Dalens. Que de rêves éveillés par tous ces magnifiques « Signe de Piste » ! Que de rêves et de réalité!

Michel Menu



L'équipe de jeuxdepiste.com adresse ses plus vifs remerciements à ceux qui ont participé à la réalisation de cet article par leurs archives, leurs textes et leur travail : Alain Gout, Christian Floquet, François Mengin (alias Francis Cox), Jean-Jacques Desprets et Michel Bonvalet (Mic).






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